Voltaire

C’est qui, Voltaire ?

Il est un peu plus de neuf heures. Voltaire a déjà ingurgité son cinquième café mais pas encore troqué la robe de chambre et le bonnet de nuit contre le bel habit qu’il revêtira tout à l’heure pour accueillir sur le perron ses invités de marque et tenir en leur compagnie, en chaire de « son » église, son rôle de seigneur de village.

Installé de guingois dans cet étrange fauteuil troué qui l’a fait surnommer « chie-en-pot-la perruque », il rumine la prière prémonitoire à laquelle il tient tant et qui figurera en bonne place, c’est sûr, dans le Traité sur la Tolérance auquel il s’apprête à mettre la dernière main, la dernière griffe.

Il fait frisquet malgré le feu intense qui crépite dans le grand poêle de faïence, sans lequel il n’aurait jamais pu s’acclimater à ce pays de neiges éternelles. Il est bien tôt et on est début de l’hiver. Le mercredi 7 janvier, pour être précis. De la pointe de son long manche à balai un rien tordu, le patriarche a frappé plusieurs coups au plancher de sa chambre et Wagnière, son fidèle secrétaire, le rejoint aussitôt, encore tout fripé par la courte nuit imposée par son maître.

Il dépose une première feuille – qui ne suffira pas – sur le guéridon branlant et trempe la plume d’oie dans l’encrier de porcelaine noircie. Voltaire se met à dicter :

« Ce n’est donc plus aux hommes que je m’adresse; c’est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps … »

  • A Dieu, directement ! Vous n’allez pas un peu fort ? se hasarde Wagnière.
  • Mieux vaut s’adresser au maître qu’à ses valets, répond Voltaire. Continuons.

« Tu ne nous as point donné un coeur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger… »

La porte s’entrouvre. La pointe d’un soulier verni, puis les doigts agiles d’une main blanchâtre et cauteleuse s’insinuent. Voltaire a déjà reconnu son visiteur : le père Adam, prêt à renier le bon dieu et à perdre aux dames pour complaire à son maître. Le jésuite de comédie le fait habituellement rire à mourir mais ce matin, le seigneur de Ferney n’a le cœur ni à rire ni à mourir. Le père Adam reste néanmoins dans un coin de la chambre, s’installe respectueusement dans un fauteuil, voltaire bien sûr, et se met à relire quelques fragments de la Bible. Par hasard – mais le hasard fait parfois mal les choses, il tombe sur « tu ne tueras point ». Voltaire poursuit, comme si de rien n’était :

« … que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution… »

  • Des atomes, vous êtes sûr ? s’interroge Wagnière.
  • Oui, des atomes, nous ne sommes que des atomes.

Visage rouge et imberbe, un nouveau personnage s’immisce dans le décor. Un atome semblable à tous les atomes, sans doute, mais surtout un caricaturiste à nul autre pareil. Huber approche un improbable tabouret d’une espèce lutrin sur lequel se trouve déjà une planche à moitié griffonnée. Voltaire ne se soucie pas de lui et c’est à peine si la bouche de Huber murmure un bonjour qui, à lui seul, exhale déjà cet accent genevois dont on se gausse volontiers à Fernex.

Au loin, un chien aboie sans conviction. Le griffon de la ferme des Granges, sans doute. Tout est calme, si calme, comme si le reste du monde n’existait pas, ne hurlait pas dans les affres de l’injustice et de la barbarie.

Au clocher de la petite église seigneuriale où Voltaire a prêché, dimanche dernier, contre les ivrognes et les voleurs de bois, dix heures sonnent. Déjà. Plus que quelques phrases à dicter et sa prière sera achevée. Ne restera plus qu’à en lire quelques passages à ses communiers déjà rassemblés devant l’autel et, surtout, à faire passer le texte entier, discrètement, à son imprimeur.

« Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères! Qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes… ».

  • Wagnière, à quoi pensez-vous donc ? Ecrivez !

Wagnière, dont l’ouïe est meilleure que celle de son maître, ne reprend pas la plume mais tourne au contraire le regard vers de la fenêtre. A la grille du parc, un chahut inhabituel. Des cris. L’écho d’une bousculade puis les crissements d’une course sur le gravier de l’allée. Des pas saccadés qui gravissent  en trombe les marches du perron. La lourde porte à double vantail de chêne qui cède sous les coups de boutoir. Des cris d’épouvante encore, au loin. Des cris de haine, tout près. Dans la chambre Voltaire, Wagnières, Huber, le père Adam et la servante Agathe, qui a réussi à courir plus vite que les assaillants pour venir prévenir son maître du danger. Voltaire a sur le bout de la langue la dernière phrase de sa « Prière à Dieu » :

« …ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l’instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant. »

Plantés dans l’embrasure, ils sont deux. Stature de bûcherons. Ou d’équarisseurs, la barbe noire en plus. Calmes. Déterminés. A la main de gros pistolets et, à la ceinture, de beaux coutelas comme on n’en fait point par ici. D’une seule voix, presque sans accent, ils posent ensemble la même question :

  • C’est qui, Voltaire ?

A.D.

En pensée avec les amis de Charlie-Hebdo, assassinés par un duo de brutes épaisses qui, au Siècle des Lumières, n'auraient sans doute pas hésité, pour les mêmes raisons, à assassiner Voltaire dans son château de Ferney.

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