Québec 1993 / Carnet de route

Samedi 6 février 1993.

Arrivé dans la nuit, vers 2 heures du matin. Quand les chats sont loin… la soeur de Maxime a organisé une party. Il y a du monde en quantité, les planchers craquent, la musique vocifère. Maxime me cède sa chambre et va dormir tout près de l’oeil du cyclone. Je m’endors presque immédiatement.

Au matin, soleil splendide mais froid intense, moins 25 degrés. La maison est construite sur la pente d’une colline boisée de bouleux et d’érables, la piscine est enfouie sous la neige. Vers 9h30, nous allons chez un trappeur qui vit à une trentaine de kilomètres de là. Maisonnette du genre trailer aménagé, mais avec cave. Dehors, sur le chemin de neige, dépouilles d’animaux, coyotes ou renards, dont la chair noircie est prise dans la glace. Accrochés aux poutres de l’avant-toit, les cadavres de quatre coyotes retenus encore par la corde du collet. Puis deux cages, l’une avec une renarde argentée, son amie, l’autre avec deux coyotes qu’il vaut mieux ne pas provoquer. A l’intérieur, une cage à lapins et, accrochées à une porte, trois belles peaux de renards roux sur leur moule. L’homme a longtemps travaillé comme mycologue à l’université de Laval. Retraité, il s’adonne à sa passion. A la cave, des centaines de peaux, un autre animal en cage, les outils de son artisanat.

Retour à Québec, étape chez Michel Birster et sa copine Martine Forcier, ainsi que la soeur de Martine, Louise, dite La Punaise. Un endroit ouvrier, comme j’en avais conservé le souvenir à Montréal voilà 20 ans. Martine est au chômage, Michel sort d’une longue opération. Il est le frère de « Tintin », Daniel Birster, habitué du Café Voltaire à Ferney et grand amateur de musique folk comme de jeux de cartes.

Le hasard nous fait découvrir que, voilà quelques années, Michel est allé travailler sur l’île de Saint-Martin Martin et y a connu Georges Lagnier, notre bon toubib parti de Gex en catastrophe. Georges y était déjà clochard, Michel l’invitait parfois, au bistrot de Marigot, à manger un croissant arrosé d’un café ou, plus généralement, d’un coup de rouge. Mais Michel ignorait le lien de Georges avec le Pays de Gex et la discussion nous amène impromptu à cette surprise.

Malgré leurs difficultés financières, Michel et Martine reviennent de Guadeloupe, où ils ont passé une quinzaine de jour avec Tintin, qui est en fait un demi-frère, né plus tard d’une mère portugaise. Les Portugais portent la moustache parce qu’ils veulent ressembler à leur maman, dit-on.

Grande rasade de planteur, il est midi et demi. Près des plaines d’Abraham, concours de sculpture sur neige, interview du concurrent suisse, Paco. Il y a aussi des Mexicains, des Argentins, des Africains du Burkina Faso.

Repas dans un restaurant intra muros, puis départ vers la réserve huronne de Loretteville. Trouvé finalement la maison de Max, derrière le magasin qui fut le sien et que dirige aujourd’hui son fils. Max n’est plus chef depuis deux ans, poussé dehors à quelques voix près par une cousine, grâce aux voix de femmes indiennes mariées à des blancs et qui, grâce à un référendum, ont pu voter dans la réserve. Pour une femme. Mario, le fils, a pris parti pour la femme, ambiance. La maison de Max est éclairée mais les pas dans la neige sont anciens. Finalement, nous allons chez son frère Jean-Marie, rue du Chef Max Groslouis. C’est son compagnon de trappe, l’homme discret qui a accompagné sa vie de chef.  

Pas le temps de rentrer à Lévis. Arrivons un peu après 19 heures près de l’île d’Orléans, chez Romeo et Hélène Saganash, dont je connais l’existence parce qu’ils sont passés l’été dernier chez Tonio, à Ferney, et y ont laissé des souvenirs émus de merveilleux festoyeurs. Maison récente et cossue, sur le flanc de la colline, presque adossée au grand bois sauvage. Au mur, des peintures d’artistes indiens de l’ouest. Plancher de bois clair. La chaîne diffuse du Reggiani. Embrassades avec Hélène, que je ne connaissais pas. Mains serrées, davantage de réserve avec Roméo, qui fait très intellectuel indien, avec sa petite queue de cheval et ses lunettes rondes. Manifestement, très grande complicité entre eux.

Première heure passée séparément, Maxime et Romeo dans le salon, moi dans la cuisine où Hélène se pourlèche les babines à chaque nouvelle idée, et dieu sait qu’elle n’en manque pas. Elle prépare une fondue chinoise dans laquelle le bouillon est remplacé par un mélange de vins blanc et rouge. Dans des coupelles marinent de la viande de poulet et de boeuf, des coquilles St Jacques énormes qu’elle nomme pétoncles. Elle fait sa propre saumure d’herbes aromatiques, bref, elle adore ça.

Nous parlons de Ferney, je m’aperçois qu’elle connaît surtout Alain, le serveur de chez Tonio, Pimpin et surtout Jean-Pierre Rais, qui se chargeait de ses contacts et choisissait ceux qui étaient admis à sa table de bistrot, tandis qu’elle attendait le retour de son Roméo, impliqué dans la défense des Indiens et des peuples autochtones à la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU. Au début avec nous, Félix, leur enfant né le 15 novembre, une date importante pour le Québec, mais conçu à Ferney. Le premier Indien de Ferney, en quelque sorte, j’emporterai une photo pour Candide.

Me raconte son enfance, elle est métisse, père blanc, mère métisse, a passé son enfance dans une réserve du nord, où son père travaillait pour le bureau des affaires indiennes et réparait les bâtiments de son administration. L’eau courante n’est arrivée que voilà cinq ou six ans. Habitude de vivre dans le bois. C’est dans cette réserve qu’elle a rencontré Romeo, enceinte à 17 ans de Stéphanie, belle enfant de 9 ans qui a accueilli ici Rigoberta Menchu, Prix Nobel de la Paix.

Regroupement. Roméo raconte son enfance, la loi pour civiliser les sauvages, au nom de laquelle, voilà moins de 20 ans, il fut enlevé à ses parents pour être placé dans une « résidence indienne » à La Tuque.

Parlent aussi du voisin, qui habite un chalet avec sa mère, au-dessus du leur, adossé au bois. Guy Salubin. Malade d’un cancer du sang, ou quelque chose comme ça. Fait du théâtre. La mère, 83 ans, ne dort jamais et tricote chaque année plus de 300 paires de chaussettes, qu’elle vend, tandis que son fils fait de l’écoute, recevant en pleine nuit des gens à problèmes.

Revenons à Roméo. C’est manifestement la première fois que Maxime parle aussi profondément avec un Indien. Sans doute n’en a-t-il même jamais rencontré. Il semble sonné comme un boxeur qui aurait pris un coup au foie.

Retour tardif, Maxime décide de prendre le bac qui mène directement au pied de Lévis. A peine arrivé sur l’aire d’attente, je m’endors et, sur le bac, nous nous endormons tous les deux.

Dimanche 7 février 1993

Levé vers 8 heures. Le temps est moins beau. Hier soir, à notre retour, il y avait une nouvelle fête à la maison. Plus de bruit encore que la veille, si c’est possible. Je me suis cependant endormi sans coup férir. Et ce matin, Maxime doit aller à un brunch où se trouvera le patron du Bloc Québecois (Chartrain?). Il doit confirmer pour moi un rendez-vous pour l’après-midi, assez loin de Québec. Je reste à la maison et, quand il revient, nous décidons d’annuler. J’ai eu trop de joie et de plaisir à rencontrer des êtres vraiment vivants pour condescendre à rencontrer un politicien, même si sa cause est celle de l’espoir.

A midi, passage du St Laurent par le même bac, images enregistrées, ça rappelle la débâche de Leningrad mais en fait la rupture de la glace n’est due qu’à la marée et à l’effort du bateau.

Vers 13 heures, après quelques ultimes prises de vues aux sculptures sur neige, désormais sans soleil, repas chez Michel Birster, Martine et Louise Foncier. J’y découvre qu’ils ne sont pas si riches, à peine à l’aise. Cuistot, Michel a été arrêté pendant plus de 6 mois, l’année dernière, pour une opération du cerveau. Et Martine, gouailleuse et vulgaire à souhait, vient à peine de retrouver du travail après des mois de chômage.

Le hasard nous fait parler de l’île de Saint-Martin et nous découvrons que Michel a connu Georges Lagnier, voilà sept ou huit ans, alors qu’il travaillait sur l’île. Il se souvient lui avoir offert café et croissants sur le port de Marigot mais n’en avait jamais parlé à Tintin, ne sachant pas que Georges venait du Pays de Gex.

Repas fait de saumon et d’esturgeon fumés, parfait. Le « Chablis » est confectionné par Michel, qui est d’origine bourguignonne et achète à Québec du jus de raisin français qu’il fait fermenter dans deux dames-­jeannes installées à côté de la cuisine, dans l’appentis accroché à la roche. Le chablis québecois est excellent.

Séparation tardive, nous passons prendre un ami de Maxime, François, qui fera le voyage de Montréal avec nous. A mi-chemin, nous arrêtons dans un village de cabanes installées sur la rivière gelée. A l’intérieur des cabanes, des familles entières pêchent dans la joie, via un trou percé dans la glace, des poissons des chenaux qui s’en vont mourir et geler devant la porte.

Ultime interview avec Maxime à Mirabel, sur l’indépendance. Et départ pour Zurich et Genève. Je dors tout mon saoul car demain, je travaille l’après-midi…