Rodica

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– Buna ziua. Alex sint. Rodica este, va rog ?

– Rodica nu este, este la scoala…

En ce printemps de 1971, lorsqu’à Bucarest j’appelais Rodica chez ses parents, la réponse de sa maman était presque toujours la même. Rodica était à l’école mais elle allait bientôt rentrer. Il me fallait rappeler plus tard.

Rodica, je l’avais rencontrée quelques semaines auparavant, au monastère de Ţiganesti. C’était l’hiver roumain, clair et glacé. L’écharpe lui montait jusqu’au-dessus du nez et le bonnet de laine recouvrait jusqu’aux sourcils. Je n’avais donc aperçu d’elle que deux yeux d’émail sombre, fiers sans arrogance, curieux sans insistance. Elle accompagnait son père, haut fonctionnaire au Ministère des Cultes. Je n’aurais pas pu quitter l’église sans savoir quelle âme cachait ce regard.

Et pourtant, j’avais appris à me méfier. Je venais d’être reçu par Nicolae Ceausescu. J’aurais dû me sentir tranquille, protégé, mais j’étais aux aguets et je savais bien pourquoi. A l’époque, la méthode des agents de renseignement des pays de l’Est consistait à flatter et compromettre leurs « amis » de l’Ouest pour mieux les recruter. J’étais un « ami » de la Roumanie. Je savais donc ce qui m’attendait.

Et Rodica dans tout ça ? Faisait-elle, sciemment ou à son insu, partie d’un plan destiné à me flatter pour mieux me compromettre ? Etait-il possible, dans ce pays où tout contact avec un étranger devait être immédiatement rapporté à la police, qu’elle me rencontre sans en être inquiétée ? Elle s’était débarrassée du bonnet et de l’écharpe, son beau visage m’était apparu, sa bouche avait prononcé quelques mots. Elle parlait parfaitement français. Anglais aussi d’ailleurs. Et faisait des études de langues.

Nous nous sommes revus à Bucarest, où je revenais deux fois l’an pour mon travail de journaliste. Je l’appelais. Sa maman me répondait qu’elle était à l’école mais qu’elle allait bientôt rentrer, qu’il me fallait rappeler plus tard. Nous nous donnions alors rendez-vous au pied d’un monument et nous parlions, parlions. D’histoire, d’architecture, de religion, de nature, d’art, de musique. Jamais de politique. J’avais fait la connaissance de sa maman, une belle femme charmante et menue. De son père aussi, que ramenait en fin de journée un chauffeur du ministère. Et de sa jeune sœur au rire sonore.

Etions-nous amoureux ? L’était-elle ? Elle était trop pure pour que l’emmène plus avant dans ce qui ne pourrait être finalement qu’une passade. A moins qu’elle n’ait été trop sulfureuse pour que je prenne le risque de m’y brûler les ailes. Nous étions devenus de tendres amis, de discrets complices. Trois ans avaient passé. J’étais à nouveau à Bucarest, couvrant comme journaliste une conférence que Ceausescu avait voulue pour renforcer son image d’homme de paix et d’ouverture. Un incident avec les services de sécurité roumains allait faire de moi un paria, qui n’obtiendrait plus jamais de visa. Je ne revis plus Rodica, ne lui donnai plus signe de vie, pour ne pas la mettre en difficulté, jusqu’à la « Révolution » de 1989.

Janvier 1990. Me voici de retour à Bucarest. Je cherche Rodica. Le numéro de téléphone d’autrefois résonne dans le vide et le dernier bottin remonte à plus de douze ans. Deux jours plus tard, je tiens en main un petit papier sur lequel a été griffonné un autre numéro, que je compose lentement.

– Buna ziua. Alex sint. Rodica este, va rog ?

– Buna ziua Alex. Rodica nu este, este la scoala…

Voilà dix-neuf ans que j’avais pour la première fois appelé, dix-neuf ans que la maman m’avait répondu :

– Bonjour Alex. Rodica est à l’école. Elle va bientôt rentrer. Il vous faut rappeler plus tard.

Et aujourd’hui, dix-neuf ans plus tard, elle m’accueillait au téléphone comme si nous nous étions parlé la veille, nullement surprise, égale à elle-même. D’étudiante, Rodica était devenue enseignante. Tout à l’heure, lorsqu’elle serait rentrée de l’école, je l’appellerais, nous nous donnerions rendez-vous à l’entrée du parc, nous y reprendrions la conversation là où nous l’avions laissée et, cette fois, nous ne laisserions plus le temps nous séparer. Quelques mois plus tard, monsieur le maire nous déclarerait mari et femme. Et tant pis si, dix-neuf ans plus tôt, la jeune femme de Tiganesti n’était pas venue au monastère tout à fait par hasard.