Entre Brésil et Patagonie

Gauchos Livre français_0026

Depuis hier, le vent des Andes fait courir sur la Santa Julia de rapides et inquiétants nuages. A la nuit tombante, vers 10 heures, il a même plu par ra­fales et, ce matin, le jour n’est apparu qu’à regret derrière la couche spon­gieuse des stratus trop imbibés. A 6 heures, pourtant, les gauchos étaient devant le monturero, la sellerie, harnachant l’ombre de leurs chevaux, criollos clairs ou alezans, comme pour une croisade. Récipients pour faire bouillir l’eau du maté, piquets de fer pour embrocher les quartiers de viande, sel, épi­ces et aussi lassos, fouets, lourds ponchos pour protéger du froid, vêtements élimés et peu conformes à la tradition, sombreros ou, parfois, simples bérets basques.

Les voici tous, déjà, galopant sur le chemin du galpon. Fuentealba, le capataz chilien, quarantaine discrète, qualités reconnues, depuis quatre ans en Argentine. Jiménez, le domador au teint de métis, aux rides de lumière. Baldo­mero, dont la famille est venue ici au temps du général Roca et de la guerre contre les Indiens. Secundo, aux traits de Mapuche. Huichaqueo, Caïtru, Huaquifil. Et le petit Roberto, dévoré par son poncho trop grand et qui porte allégrement ses dix ou onze ans.

Le galpon est déjà dans la poussière des galops, poussière lourde ce matin et qui ne parvient pas à submerger les peupliers bordant le ruisseau. La troupe évite le détour des chemins, coupe à travers les clôtures en ouvrant – à clé – les tranqueras de bois. A plus de deux kilomètres – ou cinq, ou dix, rien ici qui puisse servir d’étalon de distances – la route de terre qui mène au Chili par Tromen. Enjambée la route, voici le potrero, l’enclos de la Santa Julia Invernada, où l’on entre en frôlant la conduite qui amène l’eau glacée des sommets jusqu’à la cuisine de Palitue.

Dizaines de vallées écorchées, hérissées d’épineux dans les parties humides, striées sur les hauteurs de rochers épars fouettés du vent des crêtes. Le cheval franchit l’eau, le cavalier contourne les buissons pour débusquer quelque veau isolé. Mais les bêtes doivent avoir humé l’alerte et ont sans doute fui là-bas, derrière le Cerro, à peine arrêtées par les remous fougueux du Rio Chime­huin, gorgé de truites saumonées.

Brun tacheté de blanc sale, les voici, protégeant bêtement leurs veaux de deux mois. Tout le troupeau? Probablement pas. Mais plus d’une centaine, qui se mettent nonchalamment en marche à l’arrivée des cavaliers déployés en éventail. Les rebenques claquent sur les croupes, celles des vaches, celles des chevaux. Roberto crie des stridences: yui, yui! Baldomero fait tonner sa gorge, Secundo et Jimenez sifflent par à-coups. Mais les bêtes vont de leur pas lent, s’arrêtent pour brouter au passage de l’herbe dès qu’un cavalier s’est un peu éloigné. Meuglements interminables, cabrioles des plus petits parmi les veaux. Vaches, chevaux et hommes mêlés s’ébranlent pourtant en un rythme presque égal, sauf lorsque les vaches accélèrent le pas pour gagner la fraîcheur d’un nouveau val, ou renâclent à escalader une hauteur, ou encore lors­que tout le troupeau. insensiblement, oblique vers un bosquet prometteur d’herbes riches.

Le soleil point parfois, le vent d’ouest s’est levé et fait la nique aux rafales du puelche qui, ce matin, avait tenté d’apporter de l’Atlantique ses senteurs océanes. Parfois aussi, il pleut. Mais le sable absorbe vite cette manne, et c’est à peine si les herbes sèches et mates reprennent, le temps de l’averse, quelque verdeur.

Pour dix mètres gagnés, chaque cavalier doit bien en parcourir cent, repartant en quête d’un veau qui lambine, insistant de ses cris, passant du pas au galop pour une bête qui fait mine de se rebiffer. Les deux chiens s’attaquent aussi aux sabots des retardataires, mais ils n’ont guère idée du cap et ne font, ce matin, rien de bon.

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Dessin d’Alberto Güiraldes.

 Vers 10 heures, les trois cents premières bêtes, vaches de deux ans, veaux encore frisés de leur naissance pampéenne, sont regroupés dans la vallée prin­cipale, sous les acacias tordus et rabougris. Le portail par lequel elles gagne­ront le chemin de l’estancia est là-haut, à quelques centaines de mètres. Reste à récupérer la queue du troupeau, autant de têtes ou presque éparpillées dans le potrero. Mais le gros de la bande ne doit pas être loin. En s’éloignant un peu des mugissements de la vallée, on perçoit cris et meuglements derrière la colline.

Vers 11 heures et demie, les six cents têtes sont là. Mais des automobilistes en route vers le Chili se sont arrêtés, là-haut, pour assister au travail des gau­chos, et ils sont descendus de voiture. Pour le bétail, l’homme à cheval est chose banale, presque rassurante. Mais insolite l’homme à pied. Cris, coups, aboiements, trépignements des chevaux n’y font rien. Le troupeau refuse de faire un mètre de plus. A l’arrière, des veaux se faufilent entre les cavaliers et regagnent la verdure du val, poursuivis par quelque gaucho qui, ainsi, ouvre une brèche dans le front-digue des troperos. Des vaches s’affolent, font volte-face. Là-haut, les curieux sont repartis, mais le mal est fait. Alors, Fuen­tealba décide de ne pas insister. Les gauchos se retirent, le troupeau se disperse, mais à distance raisonnable, pour flâner finalement en bordure du filet d’eau claire, près des acacias.

L’asado

Déjà, le feu crépite, la viande a été extirpée des sacs que transportent les mon­tures: le quart d’un mouton, la poitrine d’un bœuf. Fichés en terre, les pieux inclinés offrent à la flamme le flanc de la chair; de la graisse va se perdre dans les replis de l’herbe rare. Les gauchos se sont laissés tomber, qui sur le contre­fort du ruisseau, qui au pied d’un arbre, qui à l’ombre de midi, glissé entre le sol et les broussailles. Jimenez coupe lentement le quignon d’un pain que sa femme a fait cuire hier. Baldomero inspecte consciencieusement ses ongles de la pointe de son facon –ici, on dirait plutôt cuchillo. Fuentealba, le capataz, me prend à témoin de la beauté démesurée, éreintante de cette vie. Il me conte son enfance chilienne, pas très loin d’ici, juste derrière les Andes, à trois ou quatre jours de cheval. La pauvreté, puis, depuis quatre ans, l’exil vers cette terre argentine, où ils sont nombreux comme lui à être venus survivre. Pas de regret dans la voix; seulement l’évidence des faits.

L’asado, quartiers de viande grillés en plein air, c’est le jeu chaque fois recommencé. Chacun ici a bien dû en manger plusieurs milliers dans sa vie, mais l’habitude n’entame pas la nécessité du commentaire. Trop gras ou pas assez. Le mouton sent le neneo, cette «herb1lle» épineuse et infecte dont les bêtes volent la fleur lorsque la pâture est trop maigre. Quant au novillo, sa chair est trop fraîche…

Bientôt pourtant, l’épieu ne porte plus que quelques côtes décharnées, un jarret témoin; bref, des broutilles. Un kilogramme de viande par personne, peu ou prou. Mais ici, même pour des pauvres, c’est luxe négligeable; la viande, c’est ce qu’il reste quand on n’a plus rien. Un ultime cuchillo vient trancher une dernière bouchée, vite débitée d’un tranchant précis et expert à même les lèvres.

Yerba maté

Dans de petits pots émaillés, plus simples et pratiques que la coloquinte tradi­tionnelle, l’eau bouillante a rejoint les miettes de yerba maté, les a «en­grossées» au point que les gobelets semblent emplis d’une purée grisâtre. La bombilla s’y enfonce et aspire par ses pores étroits l’eau amère et colorée. La bouche – et tout le visage – du gaucho s’apaisent. A la guerre contre l’animal a succédé le baume du rêve, un rêve encore et encore recommencé, comme si le temps pouvait être indéfiniment «gommé». Furtif entre deux nuages, le soleil est au zénith. Les nuques viennent se poser au creux des selles posées à terre, le sombrero s’avance jusque sous les yeux. Plus un bruit, hormis le hen­nissement d’un cheval encore rétif au rituel et le cri du teru-teru qui survole le campement, blanc et noir comme la vie, le long bec en quête de quelques reliefs.

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Le soleil s’est un peu approché des Andes, là-bas, derrière la Santa Julia, dont le rocher s’embrume et s’obscurcit à chaque ondée. Les gauchos se sont relevés d’un même geste. Baldomero a récupéré le maté, Jimenez fait un sort aux ultimes braises, car, même par gros temps, l’incendie guette. Tout est si sec, malgré les apparences, à l’abri andain des grandes pluies du Pacifique. Les chevaux sont sellés. Chacun y monte, un peu lourd et engourdi. Bernar­dino doit s’aider d’une taupinière pour que ses dix ans parviennent en selle. Cette fois, il va falloir que le troupeau file droit. La nuit est encore loin, certes, mais l’estancia aussi.

El Tropezon

Le troupeau ne se fait guère prier. Le passage vers la route, refusé tout à l’heure, n’a pas pris deux minutes. Le chemin de terre descend en pente vers le Tropezon, carrefour de trois routes marqué d’une cathédrale de peupliers. Parfois, une voiture en route vers le Chili vient troubler l’homogénéité des bêtes, et quelques veaux, les plus petits, s’entêtent à revenir sur leurs pas. Poursuivis par deux cavaliers, ils s’empêtrent dans la clôture, la franchissant parfois pour se perdre dans les prés voisins.

El Tropezon (l’embûche). Joli nom, chanté dans un tango des années trente et fort bien trouvé, ma foi, pour cette croisée des chemins. Impossible de déci­der les bêtes à s’engager sur celui qui monte vers l’estancia, cachée à une dizaine de kilomètres au nord. Le flux semble obéir à un démon malin, fait mine d’obtempérer aux fouets et aux cris, puis revient comme un tourbillon, dépasse le Tropezon, se jette vers la direction opposée ou musarde noncha­lamment sur le talus, d’où les chiens ne parviennent pas à déloger les veaux désormais indifférents aux morsures. Par petits groupes, certaines vaches téméraires percent le front des cavaliers disposés en rang d’oignons et ne cessent leur course éperdue que dans l’herbe drue d’un îlot de terre grasse. Il nous faut sauter du cheval – les bovins craignent le piéton – étendre larges les bras pour intimider les plus audacieux, remonter en selle avant que les che­vaux aient pris, eux aussi, la poudre d’escampette, ramasser des pierres, des branches que la croupe des vaches ne sent même plus cingler, tenter une nou­velle et vaine action concertée.

La sagesse des vieux gauchos réussira seule, finalement, à conjurer le destin. La nuit est proche, mais Fuentealba décide de cesser toute tentative, de replier ses aides à cinq cents mètres au sud du Tropezon. Les vaches s’apaisent presque aussitôt, se mettent à flâner sur le bas-côté, chapardent les herbes éparses. Leurs veaux s’accrochent à leurs pis et se rassasient goulûment. La peur les quitte, nous remontons en selle, nous approchons du troupeau, le poussons lentement vers sa destination. Indisciplinées tout à l’heure, les bêtes se tournent mollement vers le haut du chemin, s’y engagent. Une marée brune de près de six cents têtes, naviguant sur un fleuve de poussière jaunâtre, se ré­pand en vagues disjointes vers le corral déjà estompé dans l’ombre rousse du soir, s’écoule dans l’ultime tranquera. Le portail se referme sur cette mer sou­dain calmée. Demain, le jour aura le goût du drame.

La yerra

Six heures. Le soleil point dans les brumes de l’est. Les meuglements sont dis­crets, les gauchos, tous sur pied, s’apprêtent à quitter l’estancia pour le corral. D’autres hommes les rejoindront, que nous sommes allés quérir à la nuit tom­bée, près du Rio Malleo. Lindor, Tropan, Raimundo et un autre des Caïtru. Les trois équipes sont au complet. La yerra va pouvoir commencer.

A deux pas de la barrière du corral, de lourdes branches sèches, des troncs se mêlent en braise. Raimundo, qui doit avoir 15 ans mais l’assurance des vieux de la vieille, enfourne les tisons dans un tonneau de métal ouvert sur une face, monté sur pieds et flanqué d’une cheminée. Puis il dépose à l’orée de ce four rougeoyant l’extrémité des niai-cas préalablement imbibée de graisse de mouton, pour accélérer la combustion. Le fer passe vite au rouge et, dans le corral, les volteadores entreprennent de jeter à terre les veaux séparés de leurs mères au petit jour. Huichaqueo, à la droite avant de l’animal, se penche par-dessus lui, saisit la patte gauche, tire d’un coup. Pendant ce temps, derrière lui, Daniel Caïtru a empoigné la queue, s’est laissé tomber au sol, et son pied a bloqué la patte arrière dès que la bête a mordu la poussière. Le veau tente mollement de se débattre, mais son compte est bon.

«Macho!», crie le petit Lindor. Fuentealba, muni d’un outil étrange et inquiétant, s’est approché. Dans quelques secondes, le petit taureau ne sera plus qu’un vulgaire bœuf d’autant moins agressif qu’au même moment, age­nouillé à sa tête, Secundo fait sauter. du tranchant précis d’un ciseau rythmé de quelques coups de maillet, les petites cornes qui commençaient à poindre sous le poil. Quant aux oreilles, elles n’échapperont pas à la razzia. Une encoche à gauche, deux à droite, le sexe et l’année de naissance sont désormais fixés dans les cartilages jusqu’à l’abattoir, dans un an et demi.

Aucun espoir pour l’animal d’échapper à son sort, de fuir ou de retrouver dans l’immensité de la pampa la liberté des bêtes sans maître. Le chuintement malodorant, la fumée âcre et la poigne de Roberto, le fils de Don Alejandro. ont pour toujours gravé à sa joue la marque de l’estancia de Palitue, un trèfle à quatre feuilles… Rosalino, 6 ans, un bidon de désinfectant à une main, un grand pinceau dans l’autre, a tout juste le temps de badigeonner front et bas-ventre. Le veau est debout, braillant dans une course chancelante. L’opéra­tion a duré un peu plus de deux minutes. A quelques mètres, deux autres vic­times subissaient le même sort. Ils seront trois cents, ce soir, à promener leur malheur vite oublié — et leur sang vite séché — en groupes de meuglants orphe­lins. Tout à l’heure, à l’estancia, le plat de résistance — excellent — sera fait de ce qui différencie un taureau d’un bœuf. Et, demain. trois cents veaux et leurs mères reprendront séparément le chemin de la Santa-Julia, dépasseront leur ancien enclos à l’herbe désormais trop rare, gagneront les deux potreros de la Veranada et leurs hautes touffes appétissantes, entre les premiers contreforts des Andes et les méandres glacés du Rio Chimehuin. Personne rie viendra plus les déranger avant deux mois, sauf le gaucho qui fait chaque jour sa tournée d’inspection et les quelques taureaux discrètement lâchés dans le parc des vaches. Il faut bien que jeunesse se passe et que la vie continue…