Carnet de route
Samedi 30 janvier 2009
Jean-Claude Bourgeon est arrivé hier soir, tard, d’Ardèche. Je le connais assez peu, même si son nom revient depuis toujours dans mes discussions avec Maximilien. Jean-Claude, c’est le « saharien », l’homme du désert, qui l’a accompagné voilà bientôt 40 ans dans sa mission T4 (Tassili, Ténéré, Tibesti Tchad). Jean-Claude organisait depuis cette époque des expéditions « touristiques » chez les Touareg, en partant du Niger ou du sud de l’Algérie. Je l’avais revu une ou deux fois, en particulier lors d’une émission de la Télévision suisse, en 2002, autour de Maximilien justement. Puis nous sommes revus tout récemment pour organiser ce voyage à Djanet, où j’espère pouvoir tourner une suite, cinquante ans plus tard, au film que Maximilien avait réalisé en 61-62 avec les Touareg sédentaires (Djanet), nomades (environs de Djanet et Tassili n’Ajjer) ou enrôlés dans les troupes méharistes de ces deux dernières années de présence française en Algérie.
Un peu moins de 4 heures de vol, arrivée à 2h20 du matin, petit vent frisquet mais pas vraiment froid, 6 degrés environ. Plus d’une heure et demie d’attente avant de franchir police, douane, etc. Pas de problème, dès lorsque sont déclarés et inscrits sur la fiche les appareils numériques photo et vidéo ainsi que la somme des devises importées. L’indépendance n’a pas fait oublier, en 40 ans, les mauvaises habitudes de l’administration française. A noter que les jumelles (en principe à partir d’un certain grossissement mais en réalité toutes) ainsi que les GPS sont interdits (matériel stratégique, on est dans une zone à problèmes).
Il est 4 heures du matin lorsque après plus d’une heure et demie de formalités nous sommes enfin officiellement en Algérie.
Rencontre avec le vice-directeur du Parc National du Tassili, Mohammed Bediaf, en compagnie d’Hamou et de Jean-Claude. Explication du projet et possibilités de tournage: il faut prendre contact avec une ambassade d’Algérie (mission à Genève ?) pour présenter projet. La mission demandera alors une autorisation générale au ministère de la Culture, qui donnera des instructions au Parc. Il faudra ensuite signer une convention (payante?) prévoyant entre autres la mise à disposition du film final.
Seul, l’éventuel survol devra être autorisé par les militaires, avec un de leurs hélicos.
Vendredi 6 février
Interruption d’écriture depuis lundi. Faute de temps: nous quittons notre camp de base assez tôt, 8 heures ou 9 heures et demie et nous ne rentrons que très tard. Equipement sommaire le soir. Difficulté à s’installer pour écrire chez Hamou à Djanet, même si l’accueil est parfait. Nous prenons tous nos repas avec lui, dans la salle à manger du haut, en compagnie de Chacha, merveilleux guide, affectueux, attentif, ironique et complice. Un sage. Dès le deuxième jour, c’est en sa compagnie que nous allons écumer Djanet et ses environs, dans la belle et grosse Toyota de Hamou lors des sorties un peu lointaines, dans celle de Chacha, plus ancienne et rustique, pour tous les déplacements locaux.
Dans le désordre:
Voyage en direction de l’est et de la Libye. Goudron, d’abord, que nous quittons vers la droite. Beaucoup de grandes dunes, quelques rochers et, parmi eux, celui qui porte la fameuse « vache qui pleure », gravure rupestre très inattendue parce que ciselée profondément dans la pierre. Très grande aussi, plus d’un mètre. Penchée vers ce qui fut sans doute un cours d’eau, la plus expressive des deux vaches verse en effet une grosse larme. La légende veut que ce soit pour pleurer la disparition de l’eau. Peut-être…
Plus au sud, alors que le soleil baisse, nous voici sur une hauteur dominant le nouvel aéroport. Hamou espère trouver dans les environs quelques-uns de ses chameaux, qui doivent se déplacer dans le coin pour trouver un peu de pâturage.
Nous finissons par observer un campement, une seule tente vers laquelle se dirige une jeune femme vêtue de manière traditionnelle, rouge et noir. Un peu plus loin, dans des dunettes tachetées d’arbustes, quelques chèvres maigres et la silhouette d’une poignée de chameaux. Je ne sais pas encore que ce seront pratiquement les seuls. Quelques belles images dans un reste de lumière du soir.
Pourquoi ce voyage ? La faute à Maximilien Bruggmann. Au fil des années où nous avons fabriqué ensemble une dizaine de livres illustrés, il n’a pas cessé de me parler de son amour pour le Sahara. Je l’y ai d’ailleurs accompagné deux fois aux marges, une première en Algérie vers Ghardaïa, Timimoun et Adrar, nombreux problèmes avec la police algérienne de l’époque, une deuxième dans le sud marocain. Mais jamais dans cette région de Djanet et du Tassili où se nichaient ses plus forts et ses plus tendres souvenirs. Première de ses « missions » de photographe (hormis une première expédition au Kilimandjaro). Première grande aventure. Une année ici avec ses six chameaux, ses deux ou trois Hasselblad 6×6 et, miracle, une caméra Bolex 16mm et un enregistreur Nagra à manivelle. Résultat, de très belles images en couleurs, souvent trop brèves pour économiser la pellicule. Passablement de sons, non synchrones. Et, hélas, un montage sans queue ni tête effectué par un de ses amis, pour la présentation d’un film sur les Touareg, Ombres bleues du Tassili, présenté une fois ou deux à Paris, avant que je ne fasse sa connaissance en 1967 à Boissonnet Lausanne, au retour de la mission T4 à laquelle participait Jean-Claude Bourgeon, celui-là même qui m’accompagne aujourd’hui.
A l’époque, pas de vidéo mais du film et, par souci d’économie, pas de copie de travail pour effectuer le montage. Du coup, des séquences encore raccourcies, marquées de traces de colle à chaque coupure.
Ce document, j’ai pu le transférer en vidéo en 2002, pour la préparation d’une émission de la TSR (Zigzag Café à l’Expo) consacrée à Maximilien et dont un des invités était Jean-Claude.
Je n’avais alors utilisé que quelques séquences dans leur état originel mais, à l’automne 2008, le Manoir de Martigny a proposé à Maximilien une exposition rétrospective pour l’été 2009. Je lui ai alors proposé de remonter son film selon un plan plus cohérent (sédentaires de Djanet, nomades alentour, troupes méharistes) et de le sonoriser avec ses propres documents. Très fastidieux travail, pour lequel Maximilien a passé par séquences de deux ou trois jours deux bonnes semaines à Ferney. Mais résultat probant, au point que l’idée a germé de monter ce que sont devenus ces Touareg de Djanet et du Tassili, près de 50 ans plus tard. Le présent voyage est destiné à se faire une religion et à tourner quelques minutes susceptibles de convaincre un diffuseur, le mieux serait Arte pour une soirée intégrée.
Quatre ans qu’il n’a pas plu. Dans l’oasis de Djanet, des palmiers ont morts de sécheresse, des jardins ont disparu. Mais d’autres sont apparus, grâce au pompage de la nappe phréatique qui, en baissant à l’excès, s’est éloignée des plus profondes des racines.
Il y avait eu une très grave sécheresse en 1975 mais le coup de grâce semble avoir été donné par la construction du nouvel aéroport, voilà une bonne quinzaine d’années. Il a fallu des centaines de millions de litres d’eau pour compacter l’argile et le sable servant de soubassement à la piste goudronnée de plus de 2 kilomètres. Du coup, les sources traditionnelles ont pratiquement tari en amont, le petit oued permanent s’est asséché, il a fallu installer des dizaines de stations de pompage et quelques châteaux d’eau sur les collines. Cerise sur le gâteau, Djanet s’apprête à inaugurer une monumentale piscine en plein désert…
Le pétrole a fait le reste. Non qu’on en ait trouvé ici mais parce que ses revenus ont permis la construction de nouvelles maisons, avec eau courante et tout à l’égout. Avec cette manne, le commerce a prospéré, les emplis de fonctionnaires se sont multipliés et le produit de l’agriculture et de l’élevage est devenu subalterne. Le tourisme, même limité, a fait le reste.
Ne tirons pas trop, tout de même, sur ce tourisme-là. Certes, les premiers touristes – ou plutôt voyageurs, venus à grand peine et grands frais pour découvrir les peintures rupestres et les traditions touarèques – ont fait place à des visiteurs qui s’intéressent davantage aux grands espaces et à l’aventure physique. Mais ils respectent les Touaregs, qui de toute manière sont assez grands pour se faire respecter. La plupart des touristes ne passent pas même une journée à Djanet. Arrivés par avion de Paris dans la nuit du samedi au dimanche, ils partent aussitôt dans le décor, rarement en 4X4, plus généralement à pied ou à dos de chameau, accompagnés par un guide chamelier et un cuisinier, toujours touaregs, et parfois rejoints au bivouac par une camionnette brinquebalante chargée d’eau et parfois de fourrage.
Ces touaregs-là me rappellent les guides de montagne et les premiers employés des remontées mécaniques des Alpes, qui gagnaient en hiver quelques sous en supplément mais ne renonçaient ni à leurs traditions, ni à leurs amitiés, ni à leurs valeurs. Certes, il leur arrivait de filer une brève aventure avec une citadine sensible l’exotisme mais il ne leur serait pas venu à l’idée de les rejoindre en ville, sauf peut-être pour une escapade coquine et sans lendemain.
Après une semaine passée ici, il me semble que tout change et que rien ne change. Les nomades Kel Medak ont certes reçu chacun, au temps de Boumedienne, une maisonnette toute neuve dans un des villages agricoles socialistes implantés à la périphérie, ce qui leur a d’ailleurs permis de survivre à la terrible sécheresse de 1975, et les familles y vivent aujourd’hui en nombre, pour cause de nouvelles sécheresses mais, à la première averse, à la première herbe, ils reprendront le chemin du désert et des pâturages. Pour des semaines et des mois. Les enfants en âge scolaire resteront au village avec leur mère ou leur grand-mère mais se hâteront de rejoindre toute la troupe aux premières vacances, aux premiers congés.
Les enfants des Touareg nomades et de la plupart des sédentaires font des études qui les emmènent souvent jusqu’à Ghardaïa et parfois jusqu’à Alger mais la plupart reviennent et ceux que leur profession entraîne ailleurs conservent au coeur l’âme et la tradition touarègues.
Me vient à l’esprit l’image de Chacha, notre guide, ce matin. Avec un chameau blanc, les dunes et les rochers en arrière-plan, je l’ai vu se hisser sur un promontoire, sortir de sa gandoura un petit téléphone bleu, aux touches usées jusqu’à la gomme et à l’écran portant photo en couleurs de son petit-fils, se mettre en devoir d’appeler sa femme pour une histoire de pompe à eau mal fermée. Il y a belle lurette qu’on ne tire plus l’eau au puits. Mais on continue, pour moudre une poignée de mil ou de lentilles, de recourir à la meule de pierre présente dans chaque maison. On continue de coudre et broder en plein air, sur un tas de sable installé tout exprès dans la cour, les lourdes couvertures d’hiver. On continue d’assembler en nattes fines et serrées les joncs rectilignes prélevés dans un oued lointain. Et si on ramasse moins les dattes – les enfants ne savent plus grimper aux arbres – on continue de cultiver au jardin les oignons, les navets, la salade et le persil pour les humains, la luzerne pour les chèvres qu’hélas on doit désormais garder en ville, dans la cour de la maison, par crainte des petits voleurs.
Quelle première conclusion tirer? Ma réaction initiale consisterait à considérer qu’après tout peu de choses ont changé. Bien sûr il y a désormais un grand aéroport et plusieurs vols par semaine; des routes goudronnées; l’eau courante; l’électricité: le téléphone portable; le tourisme. Mais la plupart des habitudes quotidiennes perdurent. Les modes de pensée aussi, me semble-t-il. Le seul grand changement, hormis la fin de la colonisation française, c’est le climat.
Jean-Claude est d’un autre avis. A l’instant, quelques heures avant le voyage de retour, il me disait:
– J’ai hâte de rentrer. Je ne suis plus chez moi ici. Chez moi, c’est là-bas, à Zercate, au Niger. Tu y viendras, j’espère. Je te donnerai une case en paille au fond du jardin. Ou même ma maison, si tu veux.
Pour lui, aucun compromis n’est possible entre la tradition et la modernité. Il n’accepte pas que les voyageurs sahariens disposent d’un GPS, ni que les guides touaregs se servent d’un téléphone satellitaire. Hier, quand Housseini nous racontait qu’un de ses cousins avait été mordu par une vipère à cornes, qu’une fillette avait couru toute la nuit jusqu’au premier poste disposant d’un tel équipement et que, finalement, le cousin avait été sauvé, je sentais Jean-Claude heureux pour lui, bien sûr, mais en même temps un rien dépité: le vrai Sahara, les vrais Touareg ne peuvent exister que face au vrai danger et à la vraie mort.
Pour lui, l’avenir de l’humanité ne peut exister que dans son passé, parmi ceux des peuples premiers qui n’ont pas encore été contaminés par la modernité.
J’aurais bien sûr quelques arguments à lui opposer, en particulier lorsqu’il considère que l’humanité n’existe et ne peut survivre que par la diversité, ce en quoi je suis d’accord, mais que cette diversité doit rester intangible et que, donc, le métissage est un danger pour la diversité et donc pour l’humanité. Et là, ma raison, mon vécu, mes choix philosophiques s’insurgent.
Interruption de ces notes vers 15h30, il nous faut aller filmer la belle-soeur de Chacha, qui accepte (à la différence de sa propre femme) d’être filmée en train de moudre des lentilles avec l’antique meule de pierre que possède et utilise encore chaque famille.
Le vent de sable se lève. Notre avion atterrira-t-il cette nuit? Retour en hâte au campement, pour tenter de protéger les appareils. Et là, divine surprise.
Dans la poussière turbulente d’une fin précoce d’après-midi, une 4X4 s’arrête devant notre maison. En descend un grand homme chauve, la soixantaine. Il entre dans « notre » hall, salue rapidement et se dirige vers sa chambre, au fond à gauche. Touriste? Marcheur? Solitaire en quête de lui-même? Difficile à cerner. Et d’ailleurs qu’importe? Dans quelques heures nous quittons Djanet. Il sera peut-être avec nous dans l’avion du retour, semblable à ces dizaines de touristes qui viennent de terminer leur méharée d’une semaine et rentrent au camp en début d’après-midi.
Quelques minutes plus tard, nous nous croisons à nouveau dans le hall. Un ou deux mots. Et un accent. Philosophe allemand? Agent américain? Non, plutôt espagnol? Argentin? Un peu trop chantant. Brésilien.
Mais oui, c’est certainement lui. Selon Hamou, qui n’a cessé de nous parler de lui, il n’aurait dû revenir que demain et je m’étais mis à regretter de ne pouvoir le rencontrer. LE photographe. Celui qui court la planète depuis des années, captant en noir et blanc les drames de l’exode, les vicissitudes de la planète.
Nous nous présentons. Hamou lui a aussi parlé de nous, ça aide. Sebastiao Salgado. L’un des photographes les plus célèbres du monde. Nous parlons. De l’évolution de la planète, de la violence qui enfle. Très vite, le voilà très fraternel. Nous avons tous trois le même âge et, comme en contrepoint, il semble apporter son écot à la discussion de tout à l’heure. Oui, les hommes primitifs, ceux qui ont été aspirés par notre « civilisation », peuvent faire le chemin inverse. Il nous parle de ces tribus indiennes qui, après des années, sont retournées dans leur forêt amazonienne et ont retrouvé leurs coutumes, leurs valeurs, leur sagesse. Un avenir. Même chose à Sumatra, où des chasseurs collecteurs ont repris leur vie d’antan, malgré la presque éradication dont ils avaient été victimes de la part des musulmans majoritaires, qui étaient allés jusqu’à gratter, arracher la peau de leurs sorciers pour faire disparaître tatouages et scarifications.
Lui-même a racheté la ferme de ses parents, au Brésil, dans le Minaes Gerais, et s’est remis à planter des dizaines, des centaines, des milliers d’arbres. Imité par les voisins. Des millions d’arbres. Pendant les 20 premières années de leur croissance, ils recevront une aide du gouvernement et de la communauté internationale au titre de la capture du carbone. Ensuite, on pourra les exploiter, sagement, parcimonieusement, durablement, car leur bois est un des plus durs, des plus beaux de la forêt renaissante.
18h00. Sebastiao est allé faire un peu de lessive car il repart après-demain, avec sa femme et son fils qui doivent le rejoindre, pour le plateau du Tassili.
Le soir, Salim vient nous chercher tous les trois et embarque aussi nos deux bagages. Repas avec Hamou avec Chacha, Sebastiao, Jean-Claude et moi. Sebastaiao parle de ses voyages, du Brésil. De sa façon de fonctionner: environ quatre sujets noir blanc chaque année, sous l’égide de l’UNESCO qui apporte sa caution mais ne met pas un sou, sujets diffusés simultanément dans une dizaine de grands magazines mondiaux (dix pages dans le Paris-Match de cette semaine). De ses projets (Inde bientôt). Reste prêt à des découvertes. Je lui parle entre autres du pays tchouktche et des îles de la Reine Charlotte. Intéressé. Je dois lui envoyer quelques extraits vidéo. Son fils vient de tourner (pour France 5 ?) un reportage sur Nauru. Ile du Pacifique enrichie à l’excès par l’exploitation américaine de ses ressources (Uranium ?), embonpoint et inactivité, puis appauvrie par l’épuisement du filon, puis à nouveau riche parce que les Chinois ont trouvé de l’exploitable dans les délaissés américains. Jusqu’à quand ?
Le fils de Sebastiao a lui-même un enfant qui vit près de Genève. Une rencontre ?
Dans l’après-midi, le vent de sable s’est renforcé. Visibilité de quelques dizaines de mètres seulement. Si ça continue, de l’avis d’Hamou et Chacha, le vol sera annulé.
L’avion est finalement à l’heure. Ou presque. Longue escale à Tamanrasset. Bondé. Arrivée à Paris avec une heure de retard. Repas bref dans le cadre somptueux du Train Bleu, à la Gare de Lyon.
Fin provisoire.