Parvenir à cet âge sans avoir jamais posé le pied sur le sol arménien ? Impardonnable ! Au seuil des trois quarts de siècle, je restai donc sans pardon jusqu’à ce jour d’automne 2018 où le hasard me projeta sans préambule sur cet infime et immense éclat d’Histoire et de passion.
Arnavour, attendu à Erevan au Sommet de la Francophonie, venait à Paris de lever les talons sans crier gare. Dans les taxis, dans les échoppes et jusqu’à l’aéroport de Zvartnots, ses chansons s’immisçaient partout. Ce n’était après tout que justice. Comme tout un chacun ou presque, je ne connaissais de l’Arménie qu’Aznavour et le génocide. Un peu court !
Le premier jour – la première nuit, plutôt – fut un peu déconcertante. Rapide traversée d’Erevan déserte et silencieuse. Palaces, hôtels et chambres d’hôtes réservés depuis belle lurette pour une tripotée de chefs d’état, de diplomates et de petites mains accourus pour le Sommet. Nous, journalistes de l’Union internationale de la presse francophone, relégués à une centaine de kilomètres dans l’unique station de sports d’hiver du pays, au nom bien imprononçable : Tsarkadzor. Peu avant l’arrivée, sur le bord de la route, une foultitude de casinos aux clinquantes enseignes lumineuses. Les Arméniens joueraient-ils leur menue richesse et leur grande pauvreté à la roulette ? Nous apprendrons plus tard que les clients friqués de cet univers de frime viennent tout droit des pays arabes, où ces distractions sont bannies. Comme l’alcool et le vin, qu’ils éclusent pourtant gaillardement ici. Sans oublier les dames de tapageuse vertu.
A Tsarkadzor cohabitent nouveaux hôtels de luxe et anciens camps d’entraînement sportif à la mode communiste. Ne pas oublier que l’Arménie n’a échappé à l’univers soviétique qu’en 1991 et qu’aujourd’hui, cernée par des pays hostiles (Turquie, Azerbaïdjan), indifférents (Iran) ou un peu plus fraternels (Géorgie), elle ne pourrait se passer de la bienveillante protection russe.
Mais foin de géopolitique. Quatre journées de rencontres à Tsarkadzor avec des confrères francophones largement venus d’Afrique, le continent démographiquement « sauveur » de la langue française dans le monde. C’était ma première participation à de telles Assises. Passionnant, émouvant, irritant parfois, enrichissant toujours. Les prochaines auront lieu à Yaoundé (Cameroun). J’en serai.
Jusque-là, entre traversée nocturne d’une ville-fantôme, casinos pour rupins exotiques, hôtel de luxe à la mode de partout et échanges sahéliens, nous n’étions pas vraiment en Arménie. Déjà connaisseur et amoureux du pays, l’ami Roger Juillerat avait heureusement paré au grain. Dès la fin des Assises, notre petit groupe d’une demi-douzaine de copains s’était engouffré dans un minibus local, guidé par une charmante et efficace hôtesse, arménienne et francophone, Anahit Akhoyan. A nous l’Arménie !
Le carnet de route à venir comportera, jour après jour et par ordre alphabétique, des lieux et des êtres approchés en octobre 2018 et d’autres, découverts ou redécouverts en mai 2019. Deux voyages qui en appelleront d’autres, à coup sûr, tant ce pays a su me prendre au cœur. Bien tardivement, il a rejoint pour moi quelques lieux auxquels je tiens plus qu’à tout et vers lesquels je repartirai bientôt : Argentine, Mongolie, Tchoukotka, Sahara, Louisiane, Bretagne…
La Bretagne justement. Jetée martel en tête à l’assaut des océans, que pourrait-elle donc avoir de commun avec cette Arménie qui ne dispose même pas du plus petit accès à la mer ?
Ecrivain breton du XIXe siècle, Ernest Renan affirmait : « Les Bretons ont une conscience et la Bretagne a une âme ». A l’issue de ce second voyage en Arménie, je n’ai pas peur de paraphraser Renan en disant que « les Arméniens ont une conscience et l’Arménie a une âme ». C’est bien pour ça que, déjà, j’aime les Arméniens et l’Arménie.
Alex Décotte, juin 2019
- Sauf mention contraire, les photos sont de l’auteur.