Maximilien Bruggmann est mort le 21 août 2016 à Lausanne à l’âge de 82 ans. Il était mon ami. J’étais le sien. Notre amitié comptait près d’un demi-siècle. En 1968, j’avais déjà effectué quelques reportages ici et là mais le sens du vrai voyage, celui qui a ensuite forgé toute mon existence, c’est à lui que je le dois.
C’était au printemps de 1968. Revenu depuis peu d’Allemagne, je m’étais installé à Lausanne, chemin de Boissonnet. Une adresse qui rappellera quelque chose à beaucoup de ses amis puisque c’était aussi celle de Maximilien, d’Eva et de leur chien du désert, Zumri. Mais ça, je ne le savais pas encore puisque je ne les avais encore jamais rencontrés : ils naviguaient depuis des mois au fin fond du désert.
Une nuit, j’entendis le ronflement de deux puissants moteurs, l’aboiement d’un chien et le brouhaha d’un attroupement. Je sortis dans la rue. Ils étaient là, les Brugg dans devant l’une des Land Rover, trois de leurs amis sahariens devant l’autre. Le déchargement n’avait pas encore commencé. Il leur fallait d’abord embrasser ou saluer ceux de leurs voisins connus – dont je n’étais pas. Il me semble qu’il y avait aussi l’ami Jean Garzoni, grand coureur de reptiles comme chacun sait, qui avait déjà fait avec Maximilien quelques expéditions africaines et dont le Vivarium de Sauvabelin se trouvait à deux pas.
Je travaillais alors pour la Radio suisse romande. Petit reporter débutant. Je vis d’abord dans cet événement l’occasion de réaliser une interview qui sortirait un peu de l’ordinaire. Jamais je n’aurais pu imaginer que nous devrions amis. Nous étions si différents. Moi qui me piquais – déjà – de tout savoir et n’hésitais pas à m’en vanter, je découvrais le parler germanique, un rien brutal, de cet énergumène hirsute et barbu, faisant glisser ses nails touarègues sur le goudron de la civilisation, éructant des deux bouts, empestant le tabac à pipe et le cuir de chien. Je ne crois pas que Maximilien se souvienne de moi lors de cette première rencontre. Je n’étais pas de son monde et il avait plus urgent à faire.
Comment nous sommes-nous ensuite prudemment rapprochés. Par intérêt et curiosité mutuels, d’abord. Lui, capable de passer des jours à attendre la bonne lumière tombant sur une dune improbable, pataugeait un rien dans la syntaxe. En allemand, m’avait-il semblé. En français, sans nul doute. Je n’étais pas trop bête et maniais facilement la langue de mes ancêtres. Pour rédiger les légendes de ses photos, ce serait parfait. Notre première association fut donc celle de l’aveugle et du paralytique.
Puis, peu à peu, je suis devenu curieux du bonhomme. Curieux et respectueux. Le voyage, qu’il incarnait si bien, était aussi mon espérance. J’imaginais même partir avec eux, Eva, Maximilien, Zoumri. Cette envie, qui allait devenir l’amitié d’une vie, m’est venue le jour où il m’a enseigné la manière d’aborder un campement nomade. Sous le soleil d’un après-midi saharien, vous progressez lentement, prudemment, au volant de votre Land Rover. Soudain, parvenu au sommet de la dune, vous découvrez, au revers d’un oued à moitié ensablé, quelques tentes assemblées, une ou deux chèvres, un chameau, un chien. Mais pas âme humaine qui vive. Vous ne voyez personne mais on vous a vu, soyez-en sûr. Ou en tout cas entendu, sous ces latitudes insonores où le bruit d’un moteur porte à des lieues. Que faire ?
Que faire ? Sortir du véhicule et attendre. Attendre que le chef du campement, qui n’est au mieux rasé que de la veille et porte sans doute sa tenue la plus élimée, ait le temps de se préparer, de se bichonner, de revêtir sa plus belle tenue d’éternité. Qu’il ait aussi tout le temps de vous faire attendre puisque dieu a fait le temps et qu’il en a fait suffisamment.
Lorsque, derrière vous, le soleil sera sur le point de disparaître à l’horizon, vous verrez alors votre homme sortir, lentement, de la tente caïdale et, plus lentement encore, s’approcher de vous. Vous voilà désormais, l’un et l’autre, prêts à la rencontre. Dans quelques instants, les premières brindilles crépiteront sous le thé à la menthe, les premiers enfants viendront vous dévisager prudemment. Pour ce soir, ce sera tout mais, si vous avez l’un et l’autre éprouvé le désir de vous connaître mieux, chacun retournera pour la nuit dans son campement respectif, qui de toile, qui de tôle et, demain sera le plus beau jour du monde.
Telle fut la première leçon de voyage qu’autour d’un couscous mémorable, chemin de Boissonnet, je reçus de Maximilien. D’autres allaient suivre. Après la théorie, nous ne tarderions guère à passer à la pratique. Algérie, Maroc, Corse et Sardaigne, Provence et Camargue, Bretagne et Normandie, Argentine, Etats-Unis, Canada. Une bonne dizaine de voyages et autant de livres, Maximilien à l’image et moi au verbe. La complicité en héritage.
Lorsque Maximilien n’a plus pu voyager, j’ai souhaité découvrir le pays de son cœur, celui des Ombres bleues du Tassili. L’ami Jean-Claude Bourgeon m’y a escorté, guidé. Après avoir marché la main dans la main avec Maximilien, j’ai alors pu mettre mes pas dans les siens. Aujourd’hui, pour la première fois, je viens de l’escorter sur plus mystérieux des chemins. A la fin d’un bel été Yverdonnois, j’ai empoigné mon Nikon et suis parti en éclaireur jusqu’au pied de la colline afin d’immortaliser sa dernière caravane. Le sable n’était plus que cendres.
Ce vendredi 23 septembre 2016 fut une belle journée. Claire. Ensoleillée. Profonde. Chaleureuse. Intense. Et même pas triste. Ensemble, d’un seul cœur, d’une seule âme, nous avons dit adieu à Maximilien. Il nous a répondu d’un même souffle.
Moments intenses dans le silence de la chapelle, simplement illuminée par son portait serein, sept roses rouges, l’urne énigmatique et une simple bougie. Puis l’émotion de Peter, difficilement contenue, lorsqu’il a évoqué ses souvenirs de petit frère cadet, poussé par son aîné – et parrain – à « aller voir le monde » et guidé par lui, bien plus tard, sur le chemin qui le mena vers sa nouvelle vie, à Lima.
A son tour, Peter a pris Maximilien par la main pour lui ouvrir la porte de cet autre monde qu’il pourra désormais photographier sans crainte de la maladie et sans peur de la mort.
Gazelle nous a ensuite entraînés sur les traces, dans les pas de Maximilien-le-Saharien. Il y eut en elle et en nous tous cette force tellurique qui monte des entrailles de la terre pour fleurir en autant de dunes et de déserts. Maximilien y avançait à pas de loup, feutrés, tellement légers qu’aucune trace ne subsistait de son passage. Là-bas, du moins, car ces traces, il les a rapportées dans la chambre noire de ses Hasselblad et de ses Nikon et elles sommeillent aujourd’hui dans l’immensité de ses archives. A nous de les réveiller, de les faire vivre et de les aimer comme la rose fut aimée du Petit Prince.
Les mots. Les images. Et la musique. Pour lui, nous avons choisi de faire résonner la chapelle de mélodies tout droit venues d’Argentine et du Chili. Chant aigu du petit chevrier des Andes, voix profondes du nord-ouest argentin et enfin ce Gracias a la Vida, merci à la vie, que Violeta Parra sembla un instant avoir composé tout exprès pour lui.
Lente procession vers le cimetière et son jardin du souvenir, Jean-Claude marchant en tête et portant dans ses bras l’urne funéraire comme il aurait porté en terre le corps de Maximilien s’il était mort là-bas, dans le miracle du désert.
Oui, ce vendredi 23 septembre fut une belle journée. Claire. Ensoleillée. Profonde. Chaleureuse. Intense. Et même pas triste.
Alex Décotte, septembre 2016
Voir aussi www.les-amis-de-maximilien.org et www.maximilienbruggmann.com
Ce vendredi 23 septembre 2016 fut une belle journée. Claire. Ensoleillée. Profonde. Chaleureuse. Intense. Et même pas triste.
Ensemble, d’un seul cœur, d’une seule âme, nous avons dit adieu à Maximilien. Il nous a répondu d’un même souffle.
Moments intenses dans le silence de la chapelle, simplement illuminée par son portait serein, sept roses rouges, l’urne énigmatique et une simple bougie. Puis l’émotion de Peter, difficilement contenue, lorsqu’il a évoqué ses souvenirs de petit frère cadet, poussé par son aîné – et parrain – à « aller voir le monde » et guidé par lui, bien plus tard, sur le chemin qui le mena vers sa nouvelle vie, à Lima. A son tour, Peter a pris Maximilien par la main pour lui ouvrir la porte de cet autre monde qu’il pourra désormais photographier sans crainte de la maladie et sans peur de la mort.
Gazelle nous a ensuite entraînés sur les traces, dans les pas de Maximilien-le-Saharien. Il y eut en elle et en nous tous cette force tellurique qui monte des entrailles de la terre pour fleurir en autant de dunes et de déserts. Maximilien y avançait à pas de loup, feutrés, tellement légers qu’aucune trace ne subsistait de son passage. Là-bas, du moins, car ces traces, il les a rapportées dans la chambre noire de ses Hasselblad et de ses Nikon et elles sommeillent aujourd’hui dans l’immensité de ses archives. A nous de les réveiller, de les faire vivre et de les aimer comme la rose fut aimée du Petit Prince.
Les mots. Les images. Et la musique. Pour lui, nous avons choisi de faire résonner la chapelle de mélodies tout droit venues d’Argentine et du Chili. Chant aigu du petit chevrier des Andes, voix profondes du nord-ouest argentin et enfin ce Gracias a la Vida, merci à la vie, que Violeta Parra sembla un instant avoir composé tout exprès pour lui.
Lente procession vers le cimetière et son jardin du souvenir, Jean-Claude marchant en tête et portant dans ses bras l’urne funéraire comme il aurait porté en terre le corps de Maximilien s’il était mort là-bas, dans le miracle du désert.
Oui, ce vendredi 23 septembre fut une belle journée. Claire. Ensoleillée. Profonde. Chaleureuse. Intense. Et même pas triste.