Il était une fois dans l’Ouest… rien du tout. Rien. Enfin presque rien. Aux confins de la plaine éternelle et de la montagne absolue, au revers des premières collines, au confluent de deux rivières d’argent qui ne se nommaient pas encore la Bow et l’Elbow, un rendez-vous pour bisons roux, ours bruns et loups blancs. Le premier Indien était passé depuis quelques milliers d’années, mais avait poursuivi son chemin vers le Sud. Le premier homme blanc, lui, en était encore à chercher le passage qui, par-delà l’océan, lui permettrait de gagner les Indes. Et, bien entendu, le sable gris bordant le lit de la Bow et de l’Elbow n’avait jamais été foulé par le sabot d’un seul de ces chevaux que les explorateurs européens amèneraient dans les cales de leurs caravelles. Bref, ce petit coin d’univers était un coin de paradis, à peut près vierge et complètement innocent.
Les choses ont bien changé et chaque année, en juillet, le confluent de la Bow et de l’Elbow devient désormais, pour dix jours, le centre du monde. Un lieu vers lequel convergent des centaines de milliers de curieux, trois ou quatre cents Indiens appartenant à deux ou trois tribus, une centaine de chevaux sauvages, quelques bisons, des boeufs, des vachettes, une trentaine de carrioles bâchées aux roues de bois cerclées de métal, tirées par quatre chevaux à la flèche, une poignée de violoneux, trois clowns et quelques douzaines de héros tout droit tirés du parnasse américain, moitié hommes, moitié dieux, la mâchoire volontaire, le regard incisif, le corps prêt à bondir, les bottes à talons aussi dures que les pieds d’une statue, l’auréole d’un large chapeau protégeant du soleil leur front décidé: les rodeomen.
Etrange variété que celle-là. D’où viennent-ils, de quel ranch, de quel canyon ? Par quel chemin de poussière et de lumière ? Et pourquoi sont-ils donc là, au centre de cette arène, pour ce jeu de vie et de mort qui ne durera que quelques secondes et dont la violence pèsera de toute son éternité ? Que cherchent-ils ? L’argent ? La gloire? Le risque ? Ou simplement la beauté du geste, la densité de l’instant ?
Les huit ou douze secondes pendant lesquelles le rodeoman parviendra – ou ne parviendra pas – à se maintenir en équilibre sur le dos du mustang constituent à chaque fois un miracle, salué par le souffle retenu de tout le public. Sur le fronton de lumière viennent s’inscrire les points attribués immédiatement par le jury. Eh non, Joe, tu ne seras pas encore champion de l’Alberta cette année, ni à plus forte raison champion du monde, mais tu t’es bien battu, tu n’as pas eu peur, le cheval était nerveux, tu as pris dans les reins des coups qui anéantiraient le plus robuste des piétons citadins, tu as tenu bien haut la main droite tandis que, dans la tourmente, la gauche s’agrippait à la corde enserrant le poitrail du cheval, tu as été courageux, tu es un bon Canadien, tu peux rentrer chez toi la tête haute. Au suivant.
Quand le rodéo est-il devenu un jeu, puis un sport organisé ? Pas facile à dire. Sur ce continent où tout se mesure à l’aune de l’argent, il était inévitable que les faiseurs de gros sous attirent à eux les héros vivants, les mythes éternels, pour faire enfler l’affiche. Ils y ont si bien réussi que celle du Stampede, le plus grand rodéo du monde, ne comporte même plus la liste des événements et manifestations. Chacun des sept cents, huit cents, neuf cent mille spectateurs la connaît par coeur.
Chaque jour, pendant dix jours, ça commence dès huit heures du matin par les petits déjeuners gratuits, distribués au coin des rues du centre-ville sur les planches rugueuses de charrois d’autrefois. Aussitôt après débutent, aux carrefours investis pour l’occasion, les square-dances à l’ancienne, bras dessus, bras dessous, auxquelles viennent s’agglutiner tous les passants, quel que soit leur âge, tant les entraîne le son aigre, mélancolique ou joyeux, mais toujours complice, que tirent de leur instrument de bois, usé jusqu’à la fibre, deux ou trois violoneux tout ridés de rires et d’années.
A deux pas de là, dans les banques austères habituellement fréquentées par les chercheurs de pétrole, les guichets prennent des airs de guinguette, les guichetiers des allures de shérifs en goguette. Devant le Liquor Store, quelques Indiens un rien paumés attendent l’ouverture de leurs gros rêves de mauvaise bière. Des pétroliers passent sans les voir, une bouteille de Mouton Rotschild à la main.
Là-bas, plus loin, au confluent de la Bow et de l’Elbow, le casino de la dernière frontière lance déjà ses boules rouges et les Chinois, fieffés joueurs, se serrent autour des tables. Derrière l’arène, on amène tant bien que mal, dans de solides enclos, les chevaux sauvages, provisoirement enlevés à leur plaine et sans lesquels le rodéo ne serait qu’un numéro de cirque. Cet après-midi, les plus fougeux d’entre eux, ceux qui auront réussi à jeter d’une seule ruade leur cavalier dans la poussière, seront ovationnés et l’homme sifflé. Leur meilleure récompensera sera de pouvoir retourner dans ces immensités où personne, jamais ou presque, ne les approche.
Tandis que l’homme et l’animal s’affronteront en combats singuliers successifs, les guerriers à longues tresses de la tribu Sarcee entameront au pied des tipees leur incessante sarabande sur le grand tambour central, entraînant dans leurs rythmes les danseurs à plumes arc-en-ciel, perles naïves et mocassins à clochettes.
Vite, flash back sur la piste. L’homme qui se cramponnait sur le dos furibond d’un lourd taureau noir a été jeté dans la poussière, l’animal déjà fait volte-face, revient, charge, les cornes au ras du sol. Il va piétiner sa victime mais d’un bond, une tache multicolore est venue devant ses gros yeux rouges et capte, détourne son attention, le fait obliquer, les sabots passent à quelques centimètres de l’homme à terre et se jettent aux trousses de l’apparition colorée. La feinte a réussi, l’homme est sauvé et maintenant, d’une esquive, le clown, car c’était un clown, fausse compagnie au fauve, tandis que deux brancardiers emmènent le blessé. Une cabriole encore, le temps que le concurrent suivant ait pris place sur un autre animal fou. La fête continue.
Ce soir, quand le ciel aura viré au pourpre et à l’indigo, que l’arène se sera ouverte sur la boucle d’une longue piste terreuse, de surprenants équipages s’avanceront à leur tour pour plaire à quelques dizaines de milliers de paires d’yeux qui jugeront en connaisseurs l’une des plus folles courses qu’il m’ait été donné de voir, celle des chuckwagon. Les chuckwagon, c’étaient à l’origine ces carrioles à bâche voûtée qui emportaient, dans le sillage des premiers colons, la lourde cuisine nécessaire au repas des conquérants. Aujourd’hui, ces mêmes carrioles sont là, sur la piste. A la flèche, quatre chevaux parfaitement maîtrisés et, aux rênes, un homme pas toujours jeune, tant il est vrai qu’il faut à ce poste l’expérience d’une vie. Le diable sait beaucoup de choses parce qu’il est diable, mais il en sait encore plus parce qu’il est vieux, dit le proverbe. Au coup de trompe, quatre attelages de quatre chevaux s’élanceront, suivis chacun par deux cavaliers servants. Que le meilleur gagne et malheur à celui qui passera sous les roues. C’est le Stampede, la ruée sur Calgary, Province de l’Alberta, dans l’Ouest canadien.