Aznavour

Ma première rencontre avec Charles Aznavour remonte à la fin des années cinquante. Je m’en souviens comme si c’était hier. C’était à deux pas de Genève. Demi-pensionnaire dans un des collèges qui avaient encore bien voulu m’accueillir en classe, je passais mes nuits dans une maison sans goût ni grâce, hébergé contre quelques picaillons par une famille dont j’ai oublié jusqu’au nom. Aznavour était là, bien en évidence sur la pochette d’un disque 45 Tours microsillon comme on en faisait alors.

Quatre titres, parmi lesquels Le chemin de l’éternité, dont la dernière strophe anticipait si bien le destin de celui qui allait gagner l’éternité, soixante ans plus tard :

Moi pour ne faire aucune souillure / Ne rien salir, je peux si cela te rassure / Sans hésiter ôter mes chaussures / Et les pieds nus / Les mains tendues / Je veux gagner / L’éternité.

En noir et blanc, je découvrais son visage pour la première fois, respectueusement déposé sur la table du salon. Pas très engageant, à vrai dire. Hautain et pitoyable à la fois. Avec maints égards, mon hôtesse extrayait délicatement la petite galette noire dont l’étiquette portait la marque Ducretet-Thomson – qui s’en souvient ? – et la déposait sur la platine d’un tourne-disques Teppaz aux formes arrondies, dont le haut-parleur constituait le couvercle.

Le samedi suivant, de retour à la maison, je glissai le nom d’Aznavour dans l’une de nos rares discussions familiales. A ma grande surprise, mes parents avaient déjà entendu Aznavour à la TSF.

  • Il n’a pas de voix, dit ma mère.
  • Avec un nom comme ça, ça m’étonnerait qu’il soir français, ajouta mon père.
  • Et puis, t’as vu son nez ?

La cause était entendue. Aznavour ne percerait jamais dans la chanson. En tout cas jusqu’à ce qu’il se décide à changer, sinon de voix, au moins de nez…

Illustre inconnu, Aznavour était alors le secrétaire-chauffeur d’Edith Piaf. Il la suivait partout, y compris à New-York.

  • Tu peux pas rester avec un tarin pareil, lui dit-elle tout-à-trac avec la délicatesse qui, parfois, la caractérisait.

Piaf venait de changer la vie de son factotum préféré :

  • Un soir, mon nez a été l’objet d’une discussion entre Edith, Eddie Constantine et l’éditeur musical Lou Levy. Ce dernier leur a dit qu’un de ses amis était un formidable chirurgien esthétique. Six jours plus tard, je passais sur le billard. La nouvelle de mon opération a donné lieu à une soirée très arrosée où nous avons enterré “ma vie avec un gros nez”! 

Octobre 2018. Il fait déjà froid à Erevan. C’est ici, à deux pas de l’Opéra, sur la grande scène en plein air installée pour le Sommet de la Francophonie, qu’Aznavour aurait dû chanter, une fois de plus, « son » Arménie à la face du monde. Mais il est mort quelques jours plus tôt, en pleine nuit, parmi ses oliviers de Mouriès. Pour le remplacer au pied levé, les organisateurs ont fait appel à Zaz, d’origine arménienne, et Serge Lama. Pas de quoi casser trois pattes à un canard.

Aznavour n’est pas sur scène mais il est partout dans sa ville. Sur les écrans de la télévision nationale et les haut-parleurs de l’aéroport, dans les taxis, les ascenseurs et jusque dans les toilettes. Passent en boucle Sur ma vie, Les deux guitares, Je m’voyais déjà, Il faut savoir, La bohème, Je n’ai rien oublié, La mamma, Emmenez-moi, Hier encore… Et aussi Pour toi Arménie, composé avec son beau-frère Georges Garvarentz après le terrible tremblement de terre de Spitak – Gyumri, en 1988 :

Tes printemps fleuriront encore / Tes beaux jours renaîtront encore / Après l’hiver / Après l’enfer / Poussera l’arbre de vie / Pour toi Arménie / Tes saisons chanteront encore / Tes enfants bâtiront plus fort / Après l’horreur / Après la peur / Dieu soignera ton sol meurtri…

Aznavour n’avait jamais oublié le pays de ses ancêtres Mais c’est après le tremblement de terre de 1988 qu’il s’est engagé à corps perdu, à finances perdues, pour son pays.

  • À mes débuts, lorsque je me rendais en Arménie, on me disait: “Ah vous êtes revenu au pays” ; et je répondais: “Non, mon pays, c’est la France”.

En 1991, juste après l’indépendance de l’Arménie, le premier président de la toute jeune république avait déjà proposé à Charles Aznavour de devenir « ambassadeur d’Arménie à Genève » et, quatre ans plus tard, il est nommé délégué permanent auprès de l’Unesco. Depuis 2001, une place d’Erevan porte son nom et en 2004 lui est décerné le titre de « héros national ».

Dans un bâtiment inauguré dès 2011 par les présidents arménien et français, Charles Aznavour et son fils Nicolas ont créé en 2017 la Fondation Aznavour.

Dès 2021, le Centre accueillera, dans dix salles de cette immense maison perchée au sommet d’Erevan, l’évocation de son histoire personnelle dont il avait pris soin d’enregistrer le commentaire peu avant sa mort. La dimension culturelle de ce lieu, appelé à accueillir des milliers de visiteurs, portera sur les trois passions de Charles Aznavour : le cinéma, la musique et le français.

Alex Décotte, 2019

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