Descendant d’une famille d’aristocrates russes émigrés à la chute des tsars, géologue diplômé de l’Université de Bâle, Joachim se prit un matin à rêver voyage. Il ne tarda pas à concrétiser ce vœu et, quelques mois plus tard, il vivait dans une tribu indienne de la forêt brésilienne. Il faillit même s’y marier et y passer le reste de ses jours. Mais les moustiques, mais la touffeur humide, mais ce grouillement de la tribu; mais cette cage sociale qui se refermait sur lui? Il ne tarda pas à s’enfuir et, de retour en Allemagne où vivent ses parents, il se mit à réfléchir calmement, scientifiquement presque, au lieu du monde sur lequel il jetterait son dévolu.
Joachim Sperl. Venu d’Europe voilà six x ans, il est aujourd’hui l’un des meilleurs gauchos des environs de Salta. Il court les montagnes, d’Argentine en Bolivie, du Chili au Pérou.
Lui qui avait parcouru à cheval, en tous sens, à l’âge de 12 ans – et avec une autorisation spéciale – la Yougoslavie, il voulait une région où le cheval ait place de choix. Son goût de la solitude l’incitait à rechercher une région peu habitée, où l’on ne rencontre autrui qu’à condition de le bien vouloir. Le géologue souhaitait que le terrain et que la roche portent mystère, sinon richesse. Et le jeune homme peu argenté ne pouvait espérer acheter des terres que dans une région déshéritée. C’est ainsi qu’il pensa aux Andes et finit par se déterminer pour un rectangle de deux cents kilomètres sur quarante, comprenant la Quebrada de Humahuaca, Jujuy et Salta.
Il arriva à Salta, descendit à l’hôtel situé à l’angle de la place du cabildo et se mit en quête d’un cheval. Le Carnaval approchait, on était en février, Joachim avait 25 ans.
Au village de Campo Quijano, à une vingtaine de kilomètres de Salta, personne ne voulait louer d’animal. D’abord, ce gringo avait une étrange allure, avec ses 190 centimètres de stature, ses cheveux presque clairs, quelques mots d’espagnol difficilement bredouillés et ce désir incompréhensible: devenir gaucho dans cette région où ne poussent souvent que les cactus. Et puis, avec le Carnaval qui allait bientôt être là, tous les chevaux seraient nécessaires pour porter leur cavalier – et parfois deux – d’une finca à l’autre, d’une nuit blanche à l’autre, d’une ivresse à un bal, d’une goulée de chicha à une rasade d’alcool de genièvre, et ainsi de suite pendant une semaine, jusqu’au petit matin où l’on retrouve, souvent grâce au cheval dont les flancs commencent à accuser la fatigue, la maisonnette où l’on se souvient tout à coup avoir laissé ses quelques gosses, sans rien à manger, ni un sou pour s’en procurer.
Bref, Joachim ne put louer de cheval-, il lui fallut en acheter un – et à quel prix! Le vendeur n’avait d’ailleurs pas de selle, et ce ne fut pas chose facile non plus d’en acquérir une dans une autrefinca. Pas facile non plus de la fixer sur l’animal, car le harnachement du Nord-Ouest, outre les multiples pièces de la selle, comporte encore les guardamontes sans lesquels il n’est pas question de s’enfoncer dans les taillis. Quand Joachim disparut au bout du chemin, chacun était bien certain d’avoir fait une bonne affaire; le cheval et la selle ne tarderaient guère à revenir sans leur nouveau propriétaire.
La Poma, puis Cafayate, six jours à cheval sous cette pluie d’été qui ruisselle sur le feuillage, vous transperce les habits et arrache des vallées au point de faire disparaître routes et sentiers. Quelques truites saumonées prises à un torrent, et le chemin que Joachim reprend, vers le nord cette fois, Jujuy, Humahuaca, Tilcara, retour par les montagnes, sur Salinas Grandes, le cheval quelques heures dans un wagon du train qui monte vers San Antonio de los Cobres, la quête, à nouveau, près de Incahuasi, d’un lieu où on lui vendrait une finca à un prix abordable.
A Palomar, hameau de quelques maisons, Joachim est en route depuis près d’un mois. On lui propose enfin quelque chose: un triangle de montagne, de rochers, de cuvettes et de rivières, une douzaine de kilomètres de côté, six mille hectares à peu près, accrochés aux Andes entre 3000 et 5700 mètres d’altitude. La propriétaire, une veuve filiforme, digne et cultivée, n’est pas trop gourmande-, elle veut seulement que ces terres revivent, rien ne s’y étant fait depuis la mort de son mari, gaucho chevronné, tropero à travers les Andes pendant des années et surpris pourtant, comme tant d’autres, par un vent blanc auquel il n’a pas réussi à échapper.
Affaire conclue. Joachim découvre peu à peu «ses» terres, la fermette de Angosto (3000m) et ses murs épais, forteresse tout juste déchirée d’une porte basse, le hangar de Las Burras (4200 m) où ses ânes monteront à l’été, et les rochers presque métalliques de Cerro Rosado (5700 m.) d’où il observera parfois guanacos, vigognes, autruches, chats sauvages, cerfs.
Pas de Blancs à cette altitude; seulement des Indiens Quichuas, sédentaires invétérés qu’on ne ferait pas monter à dos de mule pour tout l’or du monde et qui exploitent pour leur propre usage la seule ressource végétale, le cactus, dont le bois sert aux constructions, la chair à la nourriture des moutons et des chèvres, les épines à la couture et à la sellerie, les graines à la confection d’un parfum très prisé des femmes quichuas.
En sept ans, Joachim est devenu plus gaucho que les gauchos. Quand il descend à Salta, à San Lorenzo ou à La Caldera, il pourrait en remontrer à tous ou presque. Arturo l’estime, le Chacho ne cache plus son admiration et retrouve en lui l’aventure de sa jeunesse, le padre Requena le trouve sympathique. Aucun d’entre eux n’est encore monté dans safinca; il y faut deux jours de cheval par des sentiers en corniche, où le moindre faux pas est fatal, mais le Chacho projette d’y emmener bientôt Arturo. En attendant, ils se contentent d’écouter, à la veillée, ses récits à peine croyables.
Car Joachim a fait prospérer Angosto et Las Burras. Il fait travailler les Indiens en participation – chose impensable – et ses troupeaux de mules grandissent à vue d’œil. Une ou deux fois l’an, il part, seul, pour les vendre au Chili, en Bolivie ou au Pérou. Les échanger, plutôt, contre des tissages ou autres objets d’artisanat. Deux fois déjà, il a échappé au vent blanc. Une fois, au retour du Pérou, son cheval s’est cassé une jambe; Joachim a dû l’abattre. Le voyage aller n’avait duré que trois semaines; le retour dura près de deux mois.
Surpris parle «viento blanco», le dangereux vent de neige des Andes.
Heureusement, Joachim a appris à connaître les indices de la présence d’eau. Sinon il serait sans doute déjà mort. Les sources sont souvent borées, les mares saumâtres. Si le cheval boit, l’homme peut boire. Mais pas question de voyager avec un chien, qui trempe son museau dans n’importe quelle gouille. Les déplacements se font de nuit, le soleil du jour étant trop dangereux à cette altitude. Bientôt, Joachim envisage aussi de fabriquer à Angosto des fromages de chèvre dont les Chiliens du désert d’Atacama sont friands. Ni les distances, ni le temps ne comptent. Il lui faudra aussi recommencer à passer au tamis les ruisseaux de la Cordillère; il y a déjà trouvé quelques pépites grosses comme le pouce, des pépites que quelques malfrats de Salta lui ont subtilisées après l’avoir fait boire – au nom de l’amitié. Mais Joachim n’a pas le temps de la rancune. Trente-deux ans et encore tant de choses à faire. Peut-être des croisements avec certaines races européennes permettraient-ils d’acclimater le cheval dans ces régions où seules survivent les mules. Peut-être…
Peut-être est-ce tout cela, la condition de gaucho contemporain. Le respect scrupuleux de la tradition chaque fois où elle a fait ses preuves, le défi de la nouveauté chaque fois où l’homme, face à l’immensité et la démesure, est capable d’imaginer une nouvelle route.
Pourquoi? Sans doute parce que le gaucho est le fruit d’une rencontre, celle de l’homme européen et des dimensions américaines, et parce que cette rencontre, malgré le temps, les désillusions, l’évolution des techniques et l’essoufflement du grand élan initial, n’a pas encore épuisé toutes ses surprises.