Apprenant la mort de notre si douce Isa, je m’apprêtais à vous rejoindre, dans le silence et l’anonymat, pour l’escorter ici, ce matin. J’ai été surpris et touché que Gérard, le dernier survivant des trois fils d’Isa et Jacques, me demande de prononcer quelques mots. Sans doute parce que, bien modestement, je fais partie des deux mondes auxquels Isa a été, toute sa vie, si superbement fidèle. Celui des amis. Et celui du journalisme.
Quel que soit notre âge, nous avons tous besoin d’un repère, d’une butte-témoin, d’un diapason. Dans le journalisme comme dans l’amitié, Isa et Jacques ont été pour moi ces repères, ce diapason. C’est à l’amitié de Jacques que je dois d’avoir débuté dans le journalisme, à l’émotion d’Isa d’avoir à Genève, rue de Beaumont, vibré aux malheurs et aux combats de tant de nos semblables, à notre porte ou à l’autre bout de la planète. Avec elle, avec eux deux, le monde n’était plus tout à fait le même. Ils m’ont donné le goût, peut-être même le devoir, de rencontrer les autres et d’affronter l’injustice.
J’ai eu le lourd et beau privilège, à Prague puis à Santiago du Chili, de poser mes pas dans les leurs. Pour la Tchécoslovaquie, pour le Chili, nous avons espéré puis pleuré ensemble. C’est aussi à Isa et Jacques que je dois l’idée du voyage un rien téméraire, entrepris en 1971 en Union Soviétique et en particulier à Leningrad, avec une amie russophone, au périlleux contact d’artistes dissidents et de juifs persécutés. Nous risquions quelques années de prison pour espionnage et nous n’avons échappé que de peu à cette désagréable villégiature forcée. Mais qu’importe ? A l’image d’Isa, à l’image de Jacques, et grâce à eux, j’aurais été prêt à perdre quelques années de ma jeunesse pour faire avancer ce schmilblick auquel ils tenaient tant, auquel nous tenions tant, la liberté de l’information, la liberté par l’information.
Ne parler que de notre métier commun serait réducteur sans la profondeur de l’amitié, de la tendresse et de la complicité. Voilà bien longtemps, obligé comme les jeunes Français de mon âge d’effectuer le service militaire obligatoire et de de porter un uniforme que je réprouvais, je serais sans doute devenu fou si, du fond obscur de ma caserne, là-bas, en Allemagne, je n’avais pu leur envoyer, souvent, très souvent, de longues lettres S.O.S. auxquelles, parfois avec retard, ils répondirent toujours.
Revenu à Genève, je n’étais, autour de la large et quotidienne tablée rue de Beaumont, qu’un parmi tant d’autres. Mais Isa et Jacques avaient du cœur à revendre, de la joie à offrir, de l’amitié et d’excellents petits plats à partager. C’est sans doute pourquoi ce matin, avec Bernard Kouchner qui fut dans sa jeunesse un des piliers de la rue de Beaumont, nous sommes si nombreux à tes côtés, Isa, dans le cimetière de cette communauté israélite à laquelle je n’appartiens pourtant pas.
Malgré notre tristesse, nous t’imaginons cette sorte de sérénité que ne peuvent altérer ni le temps, ni la maladie. Nous savons tous que tu vas rejoindre Jacques, que vous serez à jamais unis dans la mort comme vous l’avez été dans la vie. Ne serait-ce que pour cela, ce vilain jour d’automne ne saurait être totalement triste.
Merci de tout, Isa, et à bientôt.
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Isabelle Vichniac (1917-2006), née dans une famille russe d'Odessa, réfugiée à Paris, secrétaire de Joseph Kessel puis, dès les années 1950, correspondante du Monde à Genève. Jacques, résistant, rescapé du convoi qui l'emmenait avec ses semblables vers les camps de la mort, était devenu traducteur et poète.