Au 645 de l’Avenida Cordoba, l’enseigne tranche d’avec les magasins et restaurants argentins: «LA COUPOLE, chez Tatave». Je ne cours pas le monde pour retrouver aux antipodes le steak-frites, le kil’ de rouge, le béret basque et les coupons de tiercé… mais la curiosité m’a fait pousser la porte. Comment un certain Tatave (Gustave ou Octave, sans doute) a-t-il bien pu se retrouver patron de bistrot sur les bords du Rio de la Plata ?
Je n’ai pas vu Tatave tout de suite. J’ai d’abord succombé au décor. Tables de bois entaillées de souvenirs et de cœurs transpercés. Carte de France. Place du Tertre. Photos mêlées de Belmondo, Bardot, Deneuve, Chevalier, Piaf. Et Ricard, bien sûr.
Et, émergeant d’un escalier, Tatave et son accordéon. Ça sanglote du «Boulevard du crime», ça renifle du «Milord», ça exhale des «Ponts de Paris», ça susurre du «Canotier», ça fredonne du «Petit vin blanc», et ça ne «regrette rien».
Dans la salle, les Argentins reprennent en choeur. L’air, sinon les paroles. Et boivent allégrement du bourgogne made in Argentina. Excellent.
C’est Ray Ventura, qui a poussé sur l’Atlantique, comme un bouchon sur la vague, Tatave et ses refrains. Tatave, l’accent du midi fait foi, était un enfant de Cannes. Lorsque Paris a été occupé par les Allemands, il a vu arriver dans sa ville, restée en zone libre, toutes sortes de Parisiens. Parmi lesquels Ray Ventura et son orchestre – presque – au complet. Il manquait un saxophoniste et un guitariste-chanteur. Gustave Moulin (Tatave pour ces dames) fut le souffle. Henri Salvador, son copain, fut la voix…
– Dis, tonton Ventura, c’est encore loin l’Amérique ?
– Tais-toi et joue!
C’est qu’on n’allait pas en Amérique comme ça dans les années quarante. Les sous-marins nazis hantaient l’Atlantique, et il valait mieux battre pavillon ami. Un cargo espagnol (et donc franquiste) fit l’affaire. Parti de Cadix, il toucha la Guaira (Venezuela) après deux semaines de mer. Et, de là, Ventura et ses Collégiens (dont Tatave, qui approchait un collège pour la première fois…) essaimèrent à tous les vents de l’Amérique du Sud, jouant dans les palaces de Rio, de Bogota, de Quito, de Lima, de Mexico, de Santiago et de Buenos Aires.
On ne reste pas Collégien toute sa vie. La tribu Ventura,
la paix revenue, larguait vers l’Europe. Tatave, lui, s’était pris d’amour pour l’Argentine. Et puis, une ville par jour, c’est trop pour un Provençal. Il décida donc de rester, d’ouvrir un bistrot et de troquer le saxo-jazz contre un accordéon-musette. Bien avant Nougaro.
L’idée était bonne. Le troquet de Tatave a fait recette, Tatave a procréé (par une belle Argentine interposée) et il est désormais chez lui, au 645 de l’Avenida Cordoba. Seul un sixième Ricard peut arracher à Tatave un soupir de nostalgie.
Que de Tatave de par le monde ! Dans le 747 où je griffonne ces lignes, combien sont-ils, les Tatave en herbe, à la recherche d’un bercail, d’un bistrot ou d’un accordéon ? Et, dans les pays d’où je viens, où je vais, combien sont-ils, les Tatave ignorés ? Tenez, on devrait ériger un monument à la mémoire du Tatave inconnu ! Tous les émigrés volontaires, les fourvoyés accidentels, les paumés de la longitude, les décalés du fuseau s’y reconnaîtraient.
On y trouverait, en pâmoison, en pleurs ou en éclats de rires, d’étonnants phénomènes venus d’inimaginables galaxies. Comme ce P., qui vit aujourd’hui dans la banlieue de Bogota. Riche et craint. Il était coureur cycliste (moyen) en France, juste après la guerre. Il est parti pour Bogota afin de disputer le premier Tour de Colombie cycliste. Vous imaginez les chemins de terre, les nids de poule, les hôtels à cancrelats, les embuscades à machette. Il a gagné. Il est resté jusqu’au suivant. Il a gagné à nouveau. Le Tour et beaucoup d’argent. Investi dans la contrebande des émeraudes. On mourait facilement dans ces milieux. P. a survécu. Comme c’est triste de penser que, lorsqu’il sera mort de sa belle mort, il n’y aura même pas un monument à la gloire du Cycliste inconnu, ne serait-ce que pour amuser tous les galopins du monde.