Voilà un bon demi-siècle, il m’arrivait d’apercevoir son crane déjà chauve dans les rues et surtout les bistrots du village. Il habitait alors Divonne mais allait bientôt «s’installer» à l’ombre de Voltaire. Notre amitié est née alors, subite et lente à la fois.
Tout a commencé grâce à un empereur inca. Je rentrais tout juste d’un assez long voyage en Amérique du Sud et, comme à mon habitude, je fanfaronnais à ma manière. Après chaque retour, valise à peine ouverte, je m’empressais de revêtir la tenue traditionnelle rapportée de ce lointain ailleurs et d’aller traîner, ainsi accoutré, dans mes estaminets préférés.
Ce matin-là, le café était presque vide. J’étais le seul attablé. Max était accoudé au bar et je me mis, fiérot, à raconter au patron mes aventures sud-américaines, avec une hésitante digression du côté des empereurs incas, que je croyais connaître et dont j’eus l’ingénuité de citer – et de massacrer – le nom. Du bar me parvint, presque en sourdine, l’identité exacte de l’Inca en question puis, sans la moindre hésitation, la chronologie détaillée de toute la lignée impériale. Sans aucune arrogance de sa part, juste pour se persuader qu’il n’avait rien oublié de ses studieuses années de lycée. J’en suis resté baba, bien décidé à reprendre avec lui, à la première occasion, l’inventaire infini de ses connaissances.
Max était toujours tiré à quatre épingles, chemise repassée de frais, pantalons à plis, veste de tweed. Crane et menton impeccablement rasés du matin. Prenant parfois ses repas au restaurant. Riche ou semblant riche alors qu’il vivait de rien ou presque, et rarement au même endroit.
C’est cette itinérance, voulue ou forcée, qui le fit entrer dans la famille. Un matin, dans le même bistrot où il avait égrené la généalogie inca, je le découvris mal rasé, portant une chemise de la veille ou de l’avant-veille, une gêne infinie et maladroitement dissimulée.
Et voici comment il en était arrivé là. Fieffé joueur, il claquait régulièrement au casino les quelques sous que lui octroyaient de petits entrepreneurs, amis ou prétendus tels, pour lesquels il effectuait au noir des travaux d’électricité. Avec un diplôme d’ingénieur, il aurait sans doute pu briguer un bel emploi, en particulier à proximité de la Suisse mais, après une ou deux expériences malencontreuses, il se refusait désormais à être le sous-fifre de quiconque.
Il vivait donc à la petite semaine, abrité ça et là, pour des temps plus ou moins longs, chez des amis, souvent joueurs eux-mêmes, auxquels il rendait moult petits services – ou tenait simplement compagnie. Jamais il ne dévoilait l’identité de ses hôtes successifs et il fallut ce matin mal rasé pour que je découvre le petit malheur de Max.
Depuis plusieurs mois, il était hébergé par un couple qui aurait pu lui offrir, longtemps encore, le gîte sinon le couvert, n’avait été la profonde dépendance de ces deux-là, elle à alcool, lui au jeu. Elle ne conduisait pas, heureusement, mais son mari disposait d’une voiture avec laquelle il se rendait, plusieurs soirs par semaine, au casino de Divonne. Max l’y accompagnait souvent, jouant quelques plaques tandis que son compère engageait jusqu’à l’entier salaire de son épouse. Avec une chance insolente, parfois, et de douloureuses malchances, plus souvent encore.
Ce soir-là, l’ami allait au casino jouer le tout pour le tout. Les dettes de jeu s’étaient accumulées, les loyers restaient impayés et un huissier s’apprêtait à mettre les scellés sur l‘appartement après avoir saisi meubles, téléviseur et bibelots. Il ne restait à l’homme que cinquante francs avec lesquels il comptait bien se refaire, rembourser les créanciers et sauvegarder l’appartement. A la roulette, la chance lui fut d’abord favorable. Il eut même, le temps d’un instant, plus de mille francs en poche. Ce n’était évidemment pas suffisant pour éponger les dettes. Il continua donc de jouer de belles mises, qui s’envolèrent les unes après les autres, jusqu’au moment où il se retrouva très exactement avec les cinquante francs du début. Max à ses côtés, il décida alors de jouer cette somme en une seule fois, sur un seul numéro. Avec beaucoup de chance, si la boule avait bien voulu s’immobiliser sur le 27, notre homme se serait retrouvé à la tête de plus de 1.500 francs, qu’il aurait ensuite placée, tout entière, sur le 16 qui, s’il était sorti à son tour, lui aurait rapporté plus de 50.000 francs. Finie la galère.
Le 21, rouge, impair et passe. Adieu le 27. Adieu le 16. Adieu la chance. L’homme contempla, un instant encore, le tapis vert puis son regard se figea, son corps s’immobilisa avant de basculer vers l’arrière et de s’abattre de tout son long. Raide.
Adieu la vie mais bonjour les emmerdes. Un mort au casino, ce n’est pas commun et ça implique la venue des gendarmes. Le corps fut emporté à la morgue et Max ramené par les pandores au domicile du joueur évaporé. Ambiance.
Le surlendemain déjà, l’huissier vint saisir le mobilier, raccompagner la veuve et Max sur le palier, placer les scellés sur l’appartement. Max n’avait pas même eu le temps de ramasser ses trois chemises, son pantalon de rechange ni son beau manteau en poil de chameau venu du fond des âges. Pas même la demi-douzaine de slips ni les deux paires de chaussettes. Et moins encore la modeste trousse de toilette, le dentifrice et sa brosse, le rasoir et sa mousse.
Barbe de deux jours, chemise défraîchie et mine de circonstance, Max était doc là, seul, dépité, affalé plus qu’accoudé au bar, seul, perdu. Il finit pas me raconter quelques bribes de son improbable aventure. Je lui proposai de venir se réfugier pour quelques jours à la maison, dans la petite chambre indépendante qui, au sous-sol, permettait au besoin d’entrer et sortir sans déranger quiconque. Une semaine passa, puis une autre. Une belle fraternité naissait. Max est resté à la maison vingt-cinq ans.
Après avoir galéré pendant des mois encore, il finit par dénicher un emploi de mécanicien de précision dans une entreprise sous-traitante du CERN. Salaire suisse. Restaurant quotidien et fin d’après-midi au clos des Boules où il pratiquait en connaisseur discret le jeu de belote, arrosé d’un verre de rouge, puis d’un autre, avant de rentrer au bercail, quasiment invisible si personne n’insistait pour qu’il fasse étape au salon. Il entrouvrait alors, parfois, quelques séquences de son curieux passé.
L’Histoire le passionnait. Celle du monde, lue et relue dans les deux ou trois livres qu’il engloutissait chaque semaine. La sienne aussi. Douloureuse. A la fin de l’adolescence, la France l’avait envoyé en Algérie. Dans le djebel kabyle, il avait été doté d’un fusil, comme tous les autres appelés, mais aussitôt affecté à un rôle d’instituteur dans l’unique classe du village. Bonheur profond, émerveillement infini. Les gamins venaient de loin, à pied, pour apprendre la langue officielle de ce département encore français.
A demi-mot, certains gamins lui racontaient la vie quotidienne de leur famille, là-bas, dans les collines. La peur aussi. Peur des combattants du FLN mais peur, plus encore, des militaires français surgissant à l’improviste, brutalisant, incendiant, semant la terreur.
Ces détails atroces et inexcusables, le gamins kabyles en parlaient à peine mais le soir, retour d’expédition punitive, ses compagnons d’armes s’en chargeaient à la veillée. Certains avec gène, d’autres avec gourmandise. Vingt ans plus tard, Max ne disait rien mais se souvenait de tout. Il avait un sens profond, inné de l’injustice. Elle le blessait à l’âme. Cette vilaine guerre l’a habité longtemps, peut-être jusqu’à son dernier souffle.
Le hasard d’une rencontre l’avait alerté sur une autre ignominie, le massacre des Vendéens. Avec un nouvel ami, il s‘était rendu à de nombreuses reprises au pays des Chouans et avait soudain éprouvé une véritable honte d’être français ou, à tout le moins, héritier de la Révolution française. Au nom de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité, c’est à un véritable génocide que s’étaient livrés les héros révolutionnaires. Max, qui n’extériorisait que rarement ses sentiments et ses émotions, bouillait de rage et de rancœur.
Il se reconnaissait davantage dans le calvaire des Chouans que dans leurs convictions religieuses. Croyant, sans doute, mais sans ostentation. Avec pourtant une incroyable exultation en l’an de grâce 2003, lorsque Jean-Paul II béatifia en grande pompe sœur Rosalie.
Passée à treize ans par les Ursulines de Gex avant d’être envoyée à Paris où elle allait participer à la création de la Société de Saint Vincent de Paul, la future bienheureuse était, en 1786 à Confort, née Jeanne-Marie Rendu. Lointaine parente de Max, le patronyme « Rendu » signifiant « rendu en religion », entré dans les ordres. Une sainte dans la famille, cela suffisait à Max, pas mécontent quant à lui d’être entré et resté en célibat profane.
Max a donc passé un quart de siècle à la maison. Discret, serviable et attentionné. Y serait-il resté jusqu’à la fin ? L’âge venant et quelques excès aidant, il lui arriva, rentrant à de nuit au bercail, de s’affaler de tout son long dans la rue bien éclairée, rapidement secouru par un passant. Mais que se serait-il passé si, en plein hiver, il était tombé un peu plus loin, dans notre petit chemin où personne ne passait à cette heure ? A l’hôpital où il avait été conduit en observation, nous sommes convenus qu’il lui fallait désormais un cadre plus sûr. Mous lui avons d’abord déniché à Bellegarde, la ville de son enfance, une chambre dans un établissement pour personnes âgées. Il s’y ennuya tant qu’il fallut chercher ailleurs. Une place venait de se libérer à Ornex, au Clos Chevalier.
C’est là qu’il a passé, en toute sérénité, les dernières années de sa vie. Depuis ce vilain mardi de décembre, une place y est à nouveau disponible.
Alex Décotte, décembre 2018
Cimetière de Ferney, samedi 29 décembre 2018
Max fut un honnête homme et un ami sûr. En un quart de siècle qu’il a passé sous notre toit, jamais je ne l’ai entendu proférer la moindre vilénie, rapporter le moindre ragot. Discret sur les autres. Secret sur lui-même. Attentif à tous et à tout. Bienveillant jusque dans sa bougonnerie.
Qu’emporte-t-il aujourd’hui dans la tombe ? Les bonheurs et malheurs d’une enfance marquée par la disparition subite de ses parents. La découverte de tous les savoirs au travers d’études passionnantes et réussies. Dans le djebel algérien, le rire des enfants et la cruauté des hommes. Puis les aléas d’une vie qui n’a pas toujours été facile et qui resta toujours solitaire, hormis les camaraderies du travail, du village, du bistrot et, parfois, du jeu.
Passionné de sciences, de mathématiques, d’histoire. Dans sa chambre, la lumière restait allumée très tard. Il dévorait les livres, ceux qu’il empruntait dans notre bibliothèque comme ceux dont il faisait l’emplette au fil du hasard et des curiosités.
C’est à cette époque qu’il découvrit, presque accidentellement, la Vendée et le massacre des Chouans. Il s’y rendit souvent, révolté à l’idée qu’une révolution ait pu entraîner de telles horreurs.
C’est à cette époque aussi qu’il se rapprocha un peu de la religion, ou du moins des choses de l’Eglise, lorsque sa lointaine parente, sœur Rosalie Rendu, fut béatifiée par le pape.
A l’heure de nous séparer, je voudrais aussi évoquer celui qui, à Ferney, a sans doute été son plus grand et son plus bel ami. Nous l’avons porté en terre ici-même, voilà tout juste douze ans. Il se nommait Aïssa Labbat mais tous le connaissaient sous le joli sobriquet d’Atchoum. Je suis sûr que, dans quelques minutes, lorsque nous aurons tourné le dos, ils se retrouveront en riant pour savourer le verre de l’amitié, comme nous allons le faire à deux pas au Clos des Boules, en souvenir de Max, d’Atchoum et de tous ceux qui y ont partagé de si belles heures.
A.D. Texte prononcé le 29 décembre 2018 lors de l’inhumation de Max Rendu
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