Carnet de route
10.1.1993
J’aurais dû m’étonner plus des horaires fournis par Swissair pour relier Salvador à Manaus. Il y était écrit: départ 17h20, arrivée 0h30. J’avais pensé à une erreur. Pas du tout. La réalité est même pire que l’horaire puisque Manaus a, en plus, deux heures de décalage horaire avec Salvador. Résultat: près de neuf heures de vol et d’escales, nombreuses: Salvador, Recife, Fortaleza, Sao Luis, Belem, Manaus. Et le tout dans un avion généralement plein à craquer, avec impossibilité d’en descendre aux escales. Et nuit dès la seconde escale, ce qui interdit toute vision de ce territoire immense.
Aéroport de Manaus moderne. Bagages rapidement récupérés. A l’extérieur, faute d’agence ouverte, contact avec Judy, guide de tropical Turismo, qui me recommande l’hôtel Sombras, l’Amazonas étant à son avis trop cher (env. 100 $). Elle réveille un assez jeune homme qui dort dans une Santana sous un cocotier. Le transport est gratuit. En chemin, ce grand bébé lymphatique me dit avoir 19 ans et être, avec sa soeur, le propriétaire de tropical Turismo, qui compte au total 6 personnes. Il travaille depuis le matin et, après m’avoir amené à l’hôtel, il repartira encore pour l’aéroport afin de récupérer deux touristes italiens. Parle un peu l’anglais, l’espagnol, le français. Propose ses services pour le lendemain.
L’hôtel ne coûte pas cher (env. 35 $) mais ne vaut pas mieux. Plateaux et bouteilles vides abandonnées dans l’escalier, télévision ne diffusant que de la neige, air conditionné bruyant ne produisant que du vent à température ambiante (27 ou 28 degrés, mais sans doute 99% d’humidité), gros insecte mort derrière les rideaux, douche dont le pommeau, relié par des fils électriques à moitié dénudés, est censé chauffer l’eau. Dénudés aussi les fils de la lampe de chevet. Sommeil. Il est deux heures du matin à Manaus, quatre à Rio et sept à Ferney.
11.1.1993
Réveil tôt, vers sept heures. Tentative, grâce au bottin de la chambre, d’appeler l’Alliance française ou le consulat de France. Chou blanc dans les deux cas. Je commence à craindre la répétition de Salvador, où je n’ai finalement pas fait grand’chose. Appel à Emamtur, le service d’Etat chargé du tourisme. J’y déniche un homme qui parle français, lui explique mon but. Il me propose de venir, ce que je fais avec un taxi qui commence par se perdre. Là, contact avec Claudio et l’homme qui parlait français au téléphone. Ils me trouvent rapidement deux contacts: Jean-Claude Gicquel, un Breton qui travaille à Emamtour et ne devrait guère tarder à arriver. Et Jean-Paul Dossegger, un Suisse qui s’occupe de tourisme. Dosseger est au téléphone, on me le passe et nous fixons rendez-vous à midi pour aller passer la nuit dans son « hôtel » perdu dans la brousse à 200 km. Me jure que je serai de retour à temps pour mon avion. OK.
Rapide interview de Gicquel, pas vraiment passionnant, puis retour en taxi sous des trombes d’eau. Chambre libérée en catastrophe. Attente à l’entrée. Arrive d’abord, avec un talkie-walkie, un Brésilien qui ne cesse de s’entretenir avec Jean-Paul et me dit qu’il va bientôt arriver. Puis apparaît Jean-Paul Dossegger, du genre reptile sans âme ni couilles, long personnage barbu au sourire forcé et permanent, à la voix de fausset et au français plus qu’approximatif malgré l’absence d’accent. Il a 46 ans, est originaire de Schafhouse, travaillait un peu partout dans le monde comme guide pour Kuoni, a vécu à Genève (La Servette), est marié avec une Brésilienne dont il a un enfant de 4 ans mais à qui il ne semble plus prêter aucune attention, même s’ils continuent à vivre ensemble. Jean-Paul fait tout pour se rendre serviable et sympathique mais tout ça manque de naturel.
Devant l’hôtel, un bus VW à l’ancienne (loué) avec un jeune chauffeur et, sur la deuxième banquette arrière, un Caboclo, métis d’Indien et de Noir à première vue, cheveux poivre et sel, regard pâle et comme brisé, escorté d’un gosse aux apparences plus indiennes, son fils. L’homme est maçon, ou charpentier, ou les deux, et doit aller finir dans la ferme hôtel de Jean-Paul le travail qu’il y a commencé. L’arrière du bus est chargé de toutes sortes de cartons. Jean-Paul me demande de renoncer à la valise. J’en extrais donc le petit sac à dos que je remplis d’une chemise et de quelques objets. Daniel m’apportera la valise au départ du vol, demain.
Arrêt à l’aéroport pour y prendre deux touristes suisses, Pierre-André Nicolet et Claude Kolly (à moins que ce ne soit le contraire), tous deux venus de Bulle grâce à une agence de Villeneuve. Sont venus à Sao Paulo pour la course à pied du 28 décembre et ont fait le tour du Brésil. Agréable de retrouver des adeptes, jeunes, du voyage.
Trois heures de route asphaltée jusqu’à un pont sur la rivière des vautours. Là, descendons en voiture sous la première pile du pont. La pirogue devrait nous y attendre. Affrétons le bateau de l’épicier du village, qui commerce aussi sur le fleuve, échangeant dans chaque lieu habité de la farine et autres objets du commerce contre des fruits tropicaux qu’il revend ensuite dans son magasin. Le troc, meilleure formule au pays de l’inflation à 1300%.
Sur le deck du bateau, une heure de remontée du fleuve, entre des berges sans autre vie que celle de quelques oiseaux. Arbres denses et majestueux, mais moins que je l’imaginais. Nombreux brûlis de culture, qui modifient tout mais, heureusement, sur une profondeur de quelques kilomètres seulement.
Arrivée à l’Amazone Camp, deux cabanes plantées sur une colline au fond d’un fjord. Actuellement, les eaux montent, amplitude 16 mètres. Sont déjà là deux couples venus de Suisse et métissés de portugais, de brésilien et d’autrichien. La nuit est proche, rapide sortie pour aller pêcher le piranha. Repas au camp, où la lumière provient de 2 ampoules alimentées par un générateur. Après le repas, nouvelle sortie, à la nuit noire, en quête de caïmans. Nous en dénicherons deux ou trois petits, dont les yeux brillent dans le halo d’une torche. Florival met pied à l’eau, saisit rapidement l’animal derrière la tête, le sort gigotant de l’eau puis le caresse sous le ventre. L’animal, hypnotisé, détend les pattes et s’endort sur le plat de la rame où Florival (père français, mère brésilienne, venu de Cayenne) le dépose. Seule l’eau le réveillera et il partira se cacher sous les souches.
Nuit de fatigue hébétée. Au matin, il pleut averse. Difficile pour les interviews. Levé à 5h45. Départ vers 8 heures. Dormirai dans l’avion (où j’écris ces mots peu avant 1’atterissage à Rio, après escale à Brasilia La nuit vient de tomber.
Quelques compléments nature et écologie. Différence entre eaux jaunes de l’Amazone, basiques et très riches en matières organiques, dans lesquelles se trouvent de très nombreux poissons et sur lesquelles planent de très nombreux moustiques, d’où malaria mais aussi nombreuses variété d’oiseaux Et eau noires, venues de régions amazoniennes, très acides (Ph =4.5), de couleur rouge, asphyxiées par la décomposition de l’humus, dans lesquelles se trouvent moins de poissons et pas du tout de moustiques, d’où pas de malaria mais faune aérienne pauvre.
Arbres protégés, on ne peut les abattre, donnant fruits tropicaux (nom?) qui ne poussent qu’ici. A la différence de l’hévéa, dont la graine a été volée et transférée en Asie au début du siècle, cet arbre ne peut être exporté parce que sa fleur est fécondée, deux mois par an, par un oiseau qui ne vit qu’ici et ne peut être exporté parce qu’il se nourrit spécifiquement d’insectes liés à cet écosystème-ci. Une façon inattaquable de déposer un brevet…
Parler de l’immense surface plane de la rivière, affluent de l’Amazone, voir Carte, et du point de jonction des eaux, qui ne se mêlent qu’après 80 kilomètres, tant elles sont différentes de nature et de température.
Piranhas n’attaquent pas le baigneur, sauf s’il est blessé. Mais dangereux si on les pêche, restent vivants longtemps et leur mâchoire sectionne un doigt d’un seul coup, malgré leur petite taille. Caïmans pas dangereux mais peureux. Projet d’installer des passerelles dans les arbres pour observer la vraie vie.
Camp de Dossegger: Amazone Camp, Rio Urubu (Rivière des vautours, parce que selon la tradition les premiers conquistadors ont tué ici des dizaines d’Indiens qu’ils ont jetés dans la rivière, les vautours se jetant en nombre sur leurs dépouilles). Le dernier village: Vila do Rio Urubu.