J’ai enfin rencontré un véritable homme de lettres. Il tenait son cheval par la bride et cheminait entre les mots, la terre et le ciel. C’était l’autre jour à Artashavan, au pied du mont Aragats.
Des lettres, notre homme en avait trente-neuf à sa main, dont trente-six créées en l’an de grâce 405 et trois autres, rapportées du Moyen Age pour lui permettre l’exprimer et d’écrire toutes les nuances de l’âme arménienne.
Certains diront de ce site, créé en 2005 par l’architecte arménien Jim Torosyan à l’occasion du 1600e anniversaire de la création de l’alphabet arménien, qu’il est un peu kitch. Ce n’est pas faux mais qu’importe ? Ici, c’est un peu comme si la magie des mots était soudain sortie de terre dans le grand fracas de roches bousculées et remodelées par un saint. Et pas n’importe quel saint…
Mesrop Machtots était né en l’an 362 près du lac de Van, en Arménie occidentale aujourd’hui situé située en Turquie. Missionnaire chrétien, moine lettré, traducteur de la bible, c’est lui qui a créé l’alphabet arménien, celui-là même qui est utilisé, aujourd’hui encore, pour écrire le présent en plongeant jusqu’aux racines du passé arménien. Le pays aurait-il survécu sans sa langue et son alphabet aux horreurs de l’Histoire ? Pas sûr. Il était donc normal qu’après sa mort en 440, Machtots soit enterré à Etchmiadzin, l’actuel « Vatican » de l’Eglise apostolique arménienne, qui l’a par la suite béatifié.
Dans le Livre de la Sagesse du roi Salomon, la première phrase écrite en caractères arméniens fut Ճանաչել զիմաստութիւն եւ զխրատ, իմանալ զբանս հանճարոյ : « pour connaître la sagesse et l’instruction, pour comprendre les paroles de l’intelligence ». Une invitation qui colle si bien à l’esprit de l’Arménie de toujours.
Nous retrouverons Saint Machtots à Etchmiadzin puis à Erevan au Matandaran, le Musée des manuscrits. Statufié ou simplement gardé au cœur, il est partout et donc ici, à Artashavan, où le petit cheval promène entre les lettres monumentales les visiteurs venus de tout le pays et parfois aussi, désormais, d’au-delà.
Il faudrait sans doute plus qu’une simple étape pour s’initier aux premiers rudiments de ce parler unique issu des langues indo-européennes, ressemblant parfois au grec ancien mais évoquant, par sa configuration et ses sonorités, les langues agglutinantes que sont le basque, le finnois… ou même le japonais.
Dire encore que, même si elles se ressemblent, il existe au moins deux langues arméniennes, l’arménien oriental officiellement parlé et écrit en Arménie, et l’arménien occidental, parlé par les Arméniens de la diaspora, pour la plupart descendants des trop rares rescapés du génocide perpétré par les « Jeunes-Turcs » en 1915 et 1916.
Arméniens pendus par les forces ottomanes à Constantinople (Istanbul) en juin 1915. Document: Musée du génocide arménien, Erevan.
Voilà comment un petit cheval cheminant entre les lettres de l’alphabet arménien a pu nous emmener, entre terre et ciel, sur les chemins mystérieux et trop souvent périlleux de l’Arménie, de sa langue, de son peuple, de son histoire et de son calvaire.
Alex Décotte, juin 2019