Vus d’Europe, les Indiens, ou enfin les Amérindiens pour reprendre le nom dont les ont affublés les ethnologues, les Amérindiens semblent être une peuplade de l’extrême ouest, avec laquelle, pour cause d’océan atlantique, nous n’avons rien de commun, pas même la continuité terrestre. Il suffit pourtant de tourner le problème, et du même coup la planète, dans l’autre sens, pour avoir une vision diamétralement différente.
A la fin du printemps, je me trouvais en Tchoukotka. C’est les pays des Tchouktches, une peuplade de quelques milliers d’habitants répartis sur un territoire grand comme dix fois la Suisse à l’extrémité de la
Sibérie, onze fuseaux horaires de Genève, via St Petersbourg, l’Oural et les immensités sibériennes gelées. J’ai passé avec les 200 Tchouktches du petit village d’Enurmino assez de jours pour les observer, dans leurs traits, dans leurs comportements. Et je ne pouvais pas me départir de l’idée que je les avais déjà rencontrés quelque part, eux ou leurs cousins, quelque part entre la Bolivie, les Etats Unis et le Québec. Le peuple des premiers Américains, ce pourrait bien être eux. Très bientôt, grâce aux progrès de la génétique, on sera sans doute capable de montrer leur liens de parente, de démontrer que les Quechuas boliviens, les Sioux du Middle West, les Hurons ou les Cris du Québec, sont tous nés quelque part en Sibérie, voilà on ne sait combien de milliers d’années, se contentant de franchir sur la mer gelée l’étroit détroit de Béring séparant la Sibérie de l’Alaska.
À la fin de l’été, j’étais de retour en terre indienne, mais par la voie habituelle, celle de l’Atlantique. Après quelques jours passés à Québec, je rendis visite à Max Groslouis, grand chef de la tribu des Hurons pendant plus d’un quart de siècle, et que j’avais rencontré une première fois, très peu de temps avant son élection.
Un quart de siècle plus tard, les Indiens du Québec ont enfin obtenu le droit de vote et les femmes indiennes mariées à des Blancs ont récupéré le droit de participer à l’élection du Grand Chef. A une poignée de voix près, elles ont d’ailleurs préféré à Max Groslouis une de ses cousines. Mais Max n’en a cure, son combat continue.
Bien plus au nord commence le territoire des Indiens Cris. Un de leurs chefs se nomme Roméo Saganash. Trente ans de moins que Max Groslouis, une génération. Enfant, Roméo a été enlevé à ses parents pour cause de civilisation, et enfermé entre les barreaux de ce qu’on appelait une résidence indienne, à des centaines de kilomètres de chez lui. Pour le civiliser. C’était il y a à peine vingt ans.
Minorités, l’Amérique est une juxtaposition de minorités soumises, et parfois écrasées par le poids de la majorité silencieuse. Minorités indiennes sur l’ensemble du continent, minorité québécoise dans le canal anglophone, minorité acadienne française dans la Louisiane noire, et noire dans l’Amérique blanche. Minorité issue de l’empire maya dans un Mexique métissé qui se tourne vers la modernité, minorités sexuelles, culturelles, criminelles même, à l’image des condamnés à mort de St Quentin, en Californie. Minorité à lui tout seul, dans ce Québec minoritaire ; Richard Desjardins, poète québécois encore presque inconnu en Europe, sans doute à de son parler ardu, mais reconnu au Québec, et qui a vécu longtemps sa vie de routard égaré, comme halluciné, à la lisière des Indiens et de leur peine.
AD, 1993