Le flot immense qui recouvrait la terre depuis si longtemps avait fini par se retirer, laissant au nord d’ici une longue langue de sable clair qui, dans sa partie haute, la plus éloignée de l’océan, commençait maintenant à sécher. Le corbeau s’était rassasié de toutes les délices que la mer avait abandonnées sur la grève, au point que, fait véritablement exceptionnel, il n’avait plus faim. Mais il avait d’autres curiosités, d’autres convoitises et, surtout, surtout, cet incommensurable désir de changer les choses, de jouer un rôle, d’influer sur le cours du monde et la vie des créatures.
Cet appétit-là restait désespérément insatisfait. Pourtant, il avait déjà réussi quelques beaux exploits, le corbeau. A un vieux, chargé de le garder prisonnier dans une boîte au beau milieu des ténèbres, il avait réussi à voler le feu. Oui, le feu, rien que ça. Ce qui lui permettait de faire désormais le jour et la nuit.
En pleine obscurité, il prenait son vol, portant le feu dans son bec, et la lumière jaillissait ainsi en plein ciel, la terre s’éclairait. Mais cela ne lui suffisait toujours pas et, pour l’heure, il marchait sur la bande de sable, déserte, qui se trouvait entre son repaire et ici. Tête dressée, yeux aux aguets, ouïe en alerte, à l’affût de tout son, de tout signe inhabituel. Parfois, il lançait vers le ciel vide un des cris dont il avait le secret. Mais seuls le silence et les ténèbres lui répondaient.
Il continuait donc d’avancer, sans trop d’espoir d’étancher sa soif de surprise et de pouvoir. Au début, il ne vit rien. Mais, peu à peu, une petite tache claire se mit à retenir son attention. Une tache claire dans le sable, émergeant à peine. Il s’approcha, regarda de plus près, et découvrit qu’il s’agissait d’un coquillage bivalve, entrouvert, à l’intérieur duquel s’agitaient, entassées à l’extrême, une multitude de créatures étranges.
- Chic, se dit le corbeau, voilà qui me change de la monotonie quotidienne.
Le problème, c’est que les créatures se terraient dans l’obscurité à l’abri de la coquille et semblaient si terrorisées, par le corbeau ou par la lumière, qu’à coup sûr elles n’allaient pas en sortir.
Alors, le corbeau approcha un peu plus son bec et, de sa longue langue de menteur, rendue lisse et rassurante par d’innombrables forfaits, il se mit à flatter, à enjôler, à cajoler les occupants, pour les inciter à sortir au grand jour, ce grand jour qu’ils ne connaissaient pas et qui leur faisait si peur. Au geste il ajoutait la voix. Chacun connaît le cri strident du corbeau. Mais savez-vous que cet animal joue un double jeu, parle un double langage ?
Maintenant, pour arriver à ses fins, c’était un long chant mélodieux, obsédant, un chant de crooner, de séducteur, qu’il faisait jaillir de sa gorge. Tant et si bien qu’une première créature, puis quelques autres, s’aventurèrent au-dehors, refluèrent d’abord d’effroi à la vue du sable sans fin et du ciel immense, puis cédèrent pourtant à la curiosité et quittèrent tout à fait le coquillage bivalve à quoi se résumait jusqu’alors leur univers.
Le corbeau, sans un geste, sans un bruit, observait. De bien étranges créatures en effet que celles qui maintenant évoluaient à son regard. Debout sur deux pieds, comme lui, certes. Mais là s’arrêtait la ressemblance. Pas de plumage lustré, pas de bec pointu, mais une peau claire, nue à l’exception d’une longue chevelure noire enserrant un visage qui lui semblait sans relief. Une chevelure qui flottait dans le vent. De longues ailes, articulées mais sans plumes, et toujours en mouvement. Les premiers Hommes.
Pendant longtemps, le corbeau s’amusa lui-même de ses nouveaux jouets, les observant lorsqu’ils partaient à la découverte de ce monde soudain à leur portée, les y aidant même au besoin. Mais, peu à peu, il sentit qu’il allait s’ennuyer. L’attention du corbeau est ainsi: soutenue, mais brève. Et le dépit, la rancune même, le prenaient. Il venait de se rendre compte de ce que ses protégés étaient tous des mâles. Il chercha bien à déceler, ne fût-ce même qu’une seule femelle. Sans succès. Et pourtant, il en aurait fallu, des femelles, pour rendre la vie, les jeux des Hommes plus captivants.
Alors, il prit dans son bec, l’un après l’autre et malgré leurs cris, tous les hommes qui étaient là. Il les déposa sur son dos où, d’eux- mêmes, ils se nichèrent sous les plumes. Il prit son envol et alla les déposer sur une autre plage, que dominait un rocher couvert de chitons rouges, mollusques effrayants qui n’attendaient qu’un orage pour regagner l’océan.
Quand vint l’orage, peut-être les chitons dévorèrent-ils les premiers Hommes, peut-être se contentèrent-ils de les repousser à la mer, où ils ne pouvaient que se noyer. Le corbeau n’en sut jamais rien, il n’était plus là pour le dire. Le jeu ne l’amusait plus. En faisant périr ces êtres peureux, hideux, sans femmes, il avait seulement l’impression d’avoir obéi aux lois de la nature.
Pourtant, si les premiers Hommes avaient disparu, il en restait quelque chose mais le corbeau n’en savait rien encore. Les chitons étaient remontés s’agripper sur leur rocher. Le printemps était venu, puis l’été. Le soleil était brûlant, les chitons agonisaient, se desséchaient. Et de leur chair qui partait en lambeaux émergeaient autant d’étranges créatures, pareilles aux premières. Cette fois, les Hommes semblaient n’avoir plus peur du grand jour et il y avait enfin parmi elles autant de femelles que de mâles. Le corbeau les laissa vivre.
C’est de ce moment que date le début de l’humanité et, jusqu’à ces derniers temps, le corbeau était allé de bonne surprise en bonne surprise. Il avait découvert que l’homme pouvait être bon, courageux, amical. Qu’il pouvait vivre en harmonie avec la nature, même sans bec, même sans plumes. Tout cela aurait pu durer toujours, ne jamais s’arrêter. Mais voilà que, depuis quelque temps, l’homme se donnait des droits sur la nature, n’en respectait plus les lois, devenait menteur, hâbleur, voleur. Voilà que l’homme se mettait à mal tourner.
Toujours installé sur son rocher, le corbeau se demanda s’il avait bien fait et s’il n’allait pas devoir intervenir afin que les chitons rejettent à nouveau à la mer, mais cette fois sans rémission, les reliquats de tous les hommes. Avant que la planète ne soit complètement meurtrie, que la pollution n’ait anéanti toute vie. Le corbeau n’était pas loin de penser qu’il était temps et, déjà, ses ailes frissonnaient.
Cette histoire du coquillage, du corbeau, des chitons, de la tempête, cette histoire de la naissance et de la fin des hommes, c’est celle d’une tribu indienne de la côte ouest du Canada, la tribu Haïda, connue surtout par ses totems sculptés à l’effigie des animaux de la création. Totems qui sont pour eux autant de testaments collectifs et vivants.
Si je vous ai raconté cette histoire aujourd’hui, c’est que vous aussi, vous devez bien avoir votre petite idée, au-delà des certitudes de la religion ou des explications de la science, votre petite idée sur les circonstances dans lesquelles l’humanité est apparue sur la terre, et sur les événements qui pourraient, demain, l’en faire disparaître à jamais.
Le corbeau Haïda nous observe. Peut-être ne s’appelle-t-il pas corbeau, peut-être n’en a-t-il pas l’aspect. Le corbeau Haïda est en nous. Il guette nos peurs, nos envies, nos erreurs.
Plutôt qu’une tortue, un hamster ou un poisson rouge, peut-être faudrait-il que vous offriez à votre enfant un corbeau bien inquiétant et bien philosophe. Histoire de le faire réfléchir – et de réfléchir avec lui, à la légende de l’humanité et aux signes avant-coureurs de sa fin.