Nous nous sommes vus tous les jours, pendant près de quarante ans, mais jamais je n’aurais songé à l’appeler par son prénom. Pour moi comme pour nous tous, elle était Madame Arbez. Une dame. Une grande dame.
Quarante ans à passer du bar à la cuisine, de la cuisine à la salle et de la salle au bar. Le Café du Soleil, c’était elle. Rayonnante toujours, triste parfois, renfrognée jamais. Pourtant, la vie ne lui avait pas fait de cadeaux mais elle avait appris à résister, à se battre, à surmonter.
Je me rappelle le désarroi qu’avait provoqué, pour mon papa, le départ des tenanciers précédents, Maurice et Mimi Traffey, mais il avait été vite rassuré par la venue et le comportement d’Yves Arbez et de son épouse. Longtemps, alors que grandissaient les enfants, ils allaient tenir le bistrot à deux. Hélas, on n’y sert pas que de la limonade et, pour le tenancier, il faut savoir écarter les sollicitations. Pourtant, comment refuser de partager un verre avec un client solitaire ? Puis un deuxième ? La vie ne fait pas de cadeaux. La mort non plus.
Yves avait été enterré dans son Jura natal. Osvalda, oui, le l’appellerai désormais Osvalda, comme elle me l’avait demandé, comme je m’y résignais difficilement, même depuis la vente du Soleil, et comme cela me vient désormais naturellement, depuis que j’ai appris sa mort, Osvalda se rendait régulièrement sur sa tombe. Elle avait conservé et entretenu avec les membres de sa belle-famille, des liens d’affection et de fidélité.
Après la mort d’Yves, nous autres, les clients du Soleil, craignions qu’elle n’abandonne le bistrot et, pourquoi pas, s’ouvre à une nouvelle vie dans son Italie natale. Mais non ! Elle est restée, elle s’est accrochée, elle a conservé tous ses habitués et en a attiré de nouveaux. Le Soleil ne désemplissait plus.
Avec quelques copains, nous l’avions convaincue de faire cabaret, chaque jeudi soir. Ou plutôt bistrot à musiques et à chansons. Jazz, musique andine, tradition russe, chanson à texte et même vielle ancienne. Un travail supplémentaire pour Osvalda, bien sûr, mais aussi d’inoubliables instants. Après le spectacle, nous mangions tous ensemble les excellents plats qu’elle nous avait concoctés avec amour. Nous arrosions ces agapes, avec modération la plupart du temps.
Nous ne savions presque rien de Madame Arbez mais elle savait presque tout de nous, soit que nous lui ayons confié nos joies ou nos peines un soir de solitude, soit qu’elle les ait devinées. Disons-le tout net, nous vivions quasiment ensemble, Osvalda et nous. Petit café, du matin ; apéritif d’onze heures ; œufs au jambon à midi, plus souvent que de raison ; café et pousse-café ; temps libre l’après-midi, pour que nous puissions travailler un peu – et Osvada baguenauder ; apéro au bar dès 18 heures, pastis ou vin blanc ; puis la belote dans la salle du fond, généralement deux à trois tables de quatre. Osvalda, joueuse passionnée, ne s’installait à une table que s’il manquait le quatrième, s’esquivant dès son arrivée ; et enfin, pas tous les soirs certes mais souvent quand même, la fondue !
Osvada tenait la recette d’Yves, je crois, mais elle avait pris la relève avec brio. Une fondue servie à une douzaine de convives dans la petite salle ou, plus rarement, partagée à la cuisine, Osvalda courant du fourneau à la table, retenant son souffle jusqu’aux derniers de pain et à l’apparition du caquelon, cette ultime couche de fromage mordoré sur laquelle il était de tradition de casser un œuf.
La fondue, fastoche ! Il suffit aujourd’hui le l’acheter toute prête et de la faire réchauffer à la maison, sur le gaz ou, sacrilège, au micro-ondes. Grâce à l’ajout de maïzena, le mélange est fait pour ne jamais trancher. Mais la vraie fondue, ce n’est pas ça. Et c’est même un authentique exercice de corde raide. Sans maïzena ou tout autre liant, la fondue est imprévisible. Elle peut trancher sans prévenir, à la cuisson ou lors de la dégustation, vin blanc trop liquide d’un côté, fromage trop pâteux de l’autre. La catastrophe ! C’est pourquoi il ne faut jamais arrêter de la tourner, avec une spatule lors de la cuisson, avec sa propre fourchette tenant un croûton de pain, ensuite.
Mais pourquoi donc parler de fondue alors que la tristesse nous submerge ? Parce que la seule vraie fondue, c’était la fondue de Madame Arbez. Dans le caquelon, une gousse d’ail écrasée, brièvement revenue dans un peu de beurre ; puis le vin blanc, autant de verres que de portions ; lorsqu’il frétille, jetez-y le fromage râpé, moitié gruyère, moitié comté, ou alors une moitié de fribourg en lieu et place de l’un des deux précédents. 250 grammes par convive. Et on tourne, on tourne, sans jamais d’arrêter, toujours dans le même sens, sans à-coups ni précipitation, jusqu’à ce que la fondue soit prête et déposée sur la table, entretenu par la flamme du réchaud et l’application giratoire de chacun.
Sans oublier quelques tranches fines de jambon cru et de viande séchée, en entrée, et un verre de kirch avalé cul-sec à la moitié de la dégustation : le coup du milieu. Après tout ça, Madame Arbez s’entêtait à nous présenter une tarte ou un dessert mais c’était de trop. Nous préférions conserver en bouche le parfum de la fondue jusqu’au premier de nos rêves. Sans jamais de cauchemars.