Carnet de route
Samedi 28 janvier 1995
Décollage à l’heure en Airbus A 320 de Cyprus Airways, un peu chahuté par les restes de la grande tempête qui a affecté toute l’Europe depuis plus de dix jours. Arrivée à Larnaca à la nuit tombée. Formalités faciles puis appel par haut-parleur: nous sommes priés de nous annoncer au guichet d’information. Nous y attendent Fanie, jeune femme parlant français. 17 livres (soit 3 fois plus en francs suisses) pour payer d’avance l’essence de la voiture qu’un bellâtre grisonnant et sympa va nous chercher sur le parking. Conduite à gauche, Rodica un rien inquiète mais, sans problème, contournons la ville de Larnaca par le nord, senteur lourde d’iode, passons à proximité du lac salé. Arrivée à l’hôtel Golden Bay, un des trois au quatre énormes immeubles qui barrent la côte à la perpendiculaire du rivage. Luxe, marbre, cocktail offert au son d’un piano et rapide sommeil, fatigue du voyage et de toute une semaine: de mardi à jeudi j’étais à Nuremberg pour la Télévision suisse.
Dimanche 29 janvier 1995
Echec du premier réveil à six heures, succès de celui de sept heures. Fanie nous avait indiqué hier la petite église de Kellia pour y aller assister à la messe orthodoxe. Près de l’autoroute qui débute près de l’hôtel, facile à trouver, sur une collinette qui domine le village. Selon Fanie, il faillait être là à 6 heures déjà mais maintenant, vers 8 heures, ce ne semble être encore que le début. L’église est petite, romane, et nous suivons une vieille grosse dame en noir qui y pénètre. Un mauvais haut-parleur diffuse le son à l’extérieur mais, à l’intérieur, il y a encore bien assez de place. En entrant, les fidèles se signent puis prélèvent un ou deux cierges qu’ils allument et piquent dans une vasque de sable avant d’embrasser l’icône et d’aller prendre place de part et d’autre de la travée centrale, hommes sur le côté sans porte, femmes près de la sortie. Rodica et moi, qui ignorions la chose, somme entrés et restés ensemble, une vieille dame m’a même indiqué le siège près d’elle et personne n’a fait mine de maugréer lorsque je me suis installé parmi les femmes.
Le pourtour de l’église, ainsi que la cloison séparant de la partie où seul peut évoluer le prêtre, sont couvertes d’icônes plus ou moins belles. Les voûtes montrent des pierres apparentes en mauvais état mais, de-ci de-là, on distingue des restes d’enduit sur lesquels apparaissent à peine des fresques d’un autre temps. Les Chypriotes ont si souvent changé de maîtres – et donc de religion – que les églises sont restées extérieurement intactes tandis qu’à l’intérieur, les attributs du moment se substituaient à ceux de la veille. Est-ce pour cela que les orthodoxes se sont mis à peindre des icônes portatives?
La messe est très longue. Il semble qu’aujourd’hui on célèbre tous les morts, récents ou non. Litanie. Devant moi, deux vieux et un jeune, livre tournant devant eux debout, lisent et chantent faux dans un micro. Entrent successivement plusieurs femmes. Elles sont tout de noir vêtues. Puis un groupe de jeunes militaires en uniforme.
Nous ne restons pas jusqu’à la fin (mais y a-t-il une fin?). Croisons encore des gens entrant. Deux jumelles d’une quinzaine d’années, de noir vêtues aussi, mais minijupe haute et serrée. Arrive un tracteur rouge, assez récent. Homme d’une soixantaine d’années au volant. Il porte la benne haute. Lorsqu’à l’arrêt devant l’église il la fait descendre, sa grosse femme en noir, handicapée, apparaît. La benne touche le sol, la femme met pied à terre et se dirige difficilement vers l’église tandis que son mari va garer le véhicule avant de la rejoindre.
Sur le chemin du retour, halte à une dizaine de kilomètres dans un gros bourg adossé à la colline, Oroklini. Nous sommes trop loin de la mer pour que le boom immobilier puisse être attribué au seul tourisme. Des dizaines de maisons neuves, blanches, apparemment assez cossues, exhibent leur toit en terrasse surmonté de deux réservoirs cylindriques, un gros au-dessus d’un petit, plantés sur des poutrelles métalliques. Ici, l’eau est irrégulière et il vaut mieux prendre ses précautions.
L’église, elle aussi, est neuve. Et bondée, au moins 300 personnes, hommes à gauche, femmes à droite. Dans la rue, beaucoup de voitures assez récentes, quelques Mercedes. Et, entrant dans l’église, des gamines de noir vêtues, la minijupe plus accrocheuse encore que celle de leurs congénères de Kellia. Classe moyenne. Ce sont, semble-t-il, des réfugiés du nord, locataires ou propriétaires de ces maisons construites exprès pour eux. Le temps de leur pauvreté est passé. Après vingt ans, dans ce pays qui ne compte que 3% de chômeurs, ils ont retrouvé leur place sinon leurs racines.
Agréable petit-déjeuner à l’hôtel, face à la mer encore blanche d’un soleil matinal. Quelques promeneurs habillés sur la plage, personne bien sûr dans les deux piscines de l’hôtel. Qui vient donc ici à cette saison, et d’où vient ce mercenaire tatoué, vêtu d’un training bleuâtre et chaussé de mules, qui mange avec les doigts ou tient sa fourchette comme le ferait un paysan rwandais?
En partant, halte à la périphérie de Larnaka dans le monastère où se trouve un prêtre peintre d’icônes. L’église est vide et fermée. Le petit monastère, de l’autre côté de la route, est quasi désert aussi, mais ouvert. Frappons à une porte. Une jeune fille interrompt sa contemplation d’un dessin animé télévisé et va chercher une dame qui nous renseigne. Le père Siméon est parti dans son village. Notons son numéro de téléphone pour le cas où nous ne trouverions pas pendant notre pérégrination un artiste de son envergure.
Il fait beau. La vision des flamants roses sur le lac salé, largement pourvu d’eau après les pluies, est splendide. Le dôme et le minaret du Tekké Hala Sultan forment au loin, parmi les palmiers, une grappe de verdure qui se reflète dans l’eau. Sur le chemin qui y mène, surtout des familles en quête d’un lieu de pique-nique ou, plus loin, dans les champs reverdis en contrebas, sous la touffe de ce qui ressemble à du fenouil mais n’en a pas le parfum, des chercheurs de petits escargots. La mosquée elle-même est en réparations extérieures. Pour pénétrer, un panneau indique qu’il faut se déchausser mais le guide lui-même échange simplement ses godasses contre des pantoufles pour aller nous montrer d’un geste le sarcophage de la tante du prophète, malencontreusement tombée de bourricot au point de se briser le cou. Notre cicérone n’est pas musulman et ne s’intéresse guère à son trésor. Dans le jardin, les oiseaux pépient et les oranges se font dorer au soleil de ce qui est ici, déjà, le printemps.
Décidons de nous rendre dans ce village, protégé par l’Unesco, qui se niche au bout d’un chemin en pleine montagne. Mais faisons d’abord halte au presque cap Kition, dans l’avant salle d’un restaurant récent, face à la mer dont la vue est en partie occultée par des maisons neuves semblables à celles d’Orokilini. Réfugiés recasés ou touristes à l’année?
La clientèle du bistrot est chypriote. Un assez vieux bus est arrêté sur le pré. Il a déversé une vingtaine de retraités qui se sont répartis entre quatre ou cinq tables, assez éloignés les unes des autres. Commandons, pour un peu moins de 6 livres par personne, un mézé au poisson. Il y faut le temps mais que c’est bon! Diverses petites salades en mayonnaise, sans intérêt sauf celle qui est faite d’oeufs de poisson, soupe de poisson au vert ensuite, puis une extraordinaire palette de seiches, de calmars, de petits poissons, de moyennes daurades, de crevettes, de moules, de filets tièdes aux goûts d’exil, chaque variété apportée séparément et successivement. Avec l’ouzo et la bière, même le café turc (ne jamais dire ça ici) ne suffit pas à rompre la somnolence mais il est temps de partir pour les montagnes.
Kition, Mazotos, Kofnou par de petits chemins entre les orangeraies, puis une étape d’autoroute et, ensuite, la route qui monte face à la montagne. Là-haut, les sommets sont embrumés et nuageux. Passage rapide par Lefkara et ses broderies, la route monte encore. A Vavatsinia, un autochtone semble éberlué quand nous lui demandons la route pour Fikardou et, d’ailleurs, comment ces touristes (la plaque orange de notre voiture l’indique) connaissent-ils ce nom? Immédiatement, le bitume se termine, voici les deux rails lissés par les véhicules sur un chemin roux de pierres et de caillasse. Ici et là des passages humides et même des glissements de terrain qui ont emporté un peu de la route. Voici, sur la crête, le village sombre de Lazanias, puis, dans un encorbellement, le monastère de Macheiras, en reconstruction. C’est dans des lieux comme celui-ci, escarpés, inaccessibles, que se réfugiaient les moines quand de nouveaux occupants investissaient les plaines.
La nuit menace, le brouillard est dense mais il ne pleut pas, heureusement. Au loin, on entend quelques coups de feu. Les chasseurs ne doivent pas craindre de déranger les habitants: il n’y en a pas. N’avons croisé qu’une unique voiture. Et voici Gourri, d’où part la route pour Fikardou, indiquée sur un panneau comme exceptionnelle. En fait, un village d’une trentaine de maisons, un café, une petite église. Témoignage d’un mode de vie qui va disparaître et qu’il faut sauvegarder, certes, mais Kikardou semble banale, ne serait-ce que comparée à Gourri, à ses cafés d’hommes, à son église, à sa relative animation. A Fikardou, la montage a pour nous accouché d’une souris mais qu’importe puisque, sinon, nous n’aurions pas eu l’idée ou la volonté de nous confronter à des reliefs, à cesse solitude sauvage et même à cette inquiétude latente que ressentait Rodica.
Arrivée à Limassol à la nuit largement tombée. Hôtel Churchill, sans grand intérêt. Ressortis pour dîner. Impossible de trouver un bistrot grec ou chypriote. Nous rabattons sur deux énormes pizzas, une aurai suffi, au Milano. Puis promenade à pied dans le centre ville. D’autant plus déprimant que les rues commerçantes débouchent sur la ligne de démarcation. Sur sa fortification, au pied du mirador, un soldat chante la mélopée pendant qu’à quelques mètres ses deux collègues s’affrontent au ping-pong. La guerre n’est pas au menu mais la ville est hermétiquement coupée en deux. Dans le poste de garde sont présentées des photos de diverses atrocités commises par les Turcs et une carte montrant, de part et d’autre de la ligne de démarcation, les différents villes et villages avec leur proportion, en 1960, de Chypriotes grecs, turcs, maronites ou autres.
Entre les deux lignes, par une meurtrière, observation d’un espace sombre et désert, maisons du siècle dernier aux balcons parfois éventrés. Pas de traces apparentes de combats: un officier (anglais?) avait tracé d’un cayon vert (d’où le nom Green line) la ligne biscornue qui déchiquette le centre ville et, en particulier, la rue Hermès, principale rue commerçante avant 1974, et désormais située par tronçons successifs en secteur grec, dans la zone tampon ou en secteur turc. Côté grec, un vieux magasin poussiéreux, Le Bon Marché, fermé depuis des lustres et ayant appartenu à un Arménien. Plus loin, une maison ancienne dont seul le rez-de-chaussée a été sommairement rénové pour abriter un petit magasin de chaussures. La corniche du toit est en partie tombée et le ciment écaillé laisse apparaître un mur de galets sommairement empilés entre des colombages. Un siècle au moins, sans doute.
Lundi 30 janvier 1995
Loukia Kyprianou, teint bistre, cheveux noirs avec une naissance de sel, regard avenant et beau sourire, est avec nous. Elle parle français et se chargera de nous faire visiter la ville de Nicosie. Auparavant, tentative d’organiser, quelque part sur l’île, une rencontre avec un peintre d’icônes, un chanteur, des personnages intéressants. Ces braves gens ne semblent guère habitués à recevoir de telles demandes.
En voiture dans Nicosie avec Loukia. A noter que les zones éloignées de la ligne, en particulier au bord de la route vers Limassol, sont autant de chantiers ouverts. La ville construit à un rythme soutenu et semble loin de toute crise économique. Un Hilton va s’ouvrir, des buildings d’affaires s’érigent un peu partout mais pas à proximité de la ligne, à la différence de ce qui se passait dans le secteur ouest de Berlin. Peut-être les Chypriotes grecs n’éprouvent-ils pas le besoin de faire saliver leurs ex-concitoyens turcs, à moins qu’instruits pas certains revirements de situation – et par les nombreux bombardements au temps des événements de 1974 – ils ne préfèrent investir leur argent à distance respectueuse des foucades de « l’occupant turc ».
Au-delà des remparts ouest, où le drapeau turc rouge à croissant blanc et son homologue de la « prétendue » république turque de Chypre, croissant et deux barres verticales rouges sur fond blanc, surplombent le rue qui, côté grec, mène à l’hôtel Ledra investi par les soldats de l’ONU, nous approchons des faubourgs. Rues en cul de sac, miradors de part et d’autre du no man’s land, arborant les couleurs ennemies, maisons abandonnées entre deux, interdiction de s’approcher ou de photographier. Nous sommes sur la route qui mène à l’ancien aéroport de Nicosie. Aujourd’hui, aucun vol ne s’y pose plus et l’ONU en a fait un immense entrepôt. Certains Chypriotes grecs passent chaque jour à proximité de leur maison mais ne peuvent s’en approcher et encore mois y pénétrer. Amertume quotidiennement renouvelée.
Ensuite, retour dans l’enceinte est des remparts, près de la belle porte de Famagouste. De là, on entend l’appel du muezzin et le secteur grec comporte de nombreuses, vieilles et petites maisons appartenant à des Turcs renvoyés d’office dans leur zone. A la différence des Turcs, qui semblent s’être approprié les biens des grecs enfuis, les autorités grecques n’ont pas permis l’acquisition par leurs propres réfugiés de biens turcs, qui sont placés sous tutelle de l’Etat et loués à des réfugiés. Lorsqu’il s’agit de terres, pas de problème, elles peuvent être exploitées de la même manière mais, s’agissant de maisons, on comprend bien que des réfugiés grecs, spoliés de leurs bien là-bas, ne veuillent pas consentir le plus petit effort financier pour entretenir un bien qui pourrait un jour revenir à leurs ennemis.
On observe donc de nombreuses maisons transformées en simples et sommaires ateliers d’artisans (oh les beaux foyers à piques tournantes pour grillades en tous genres). Mais, avec l’aide des communautés européennes et de certains partenaires en particulier (Lyon, etc.), tout un quartier a été intelligemment rénové, sans modification de l’emprise au sol ni de la hauteur, et loué à des jeunes couples. La vie est ainsi revenue et les écoles sont pleines. A la différence de certaines restaurations dans des vieilles villes convoitées par de nouveaux riches, cela ne sonne ni faux ni provoquant. Du beau travail. Seuls restent dans leur état originel les bâtiments dont le propriétaire grec, introuvable ou réfractaire à toute participation financière, n’a pas permis la réfection.
Ruelles où passe difficilement une voiture, on flirte souvent avec la ligne de démarcation. Ici une église encore accessible, plus loin, au-delà de la ligne, une autre dont le clocher ne sonne plus, pas plus que ne résonne ici, hormis peut-être dans une seule mosquée utilisée désormais par de riches arabes, le chant du muezzin au sommet du minaret désert..
Finissons près de la porte de Famagouste où je m’offre une tête de mouton avec un gros vin rouge de village, face à une ancienne école que la municipalité a tenté, sans succès, de récupérer pour en faire la mairie. Puis Loukia nous ramène à l’hôtel, d’où nous envisageons de visiter – elle en a eu un haut le coeur et a évoqué la présence de nombreux soldats et de multiples femmes voilées – le secteur turc. Hélas, il est trop tard et, dans la guérite qui garde l’unique point de passage face au Ledra Palace, le déplaisant officier en civil nous indique qu’il est trop tard, le dernier passage de sortie étant fixé à 13h pour un ultime retour à 17h. Nous tentons de le fléchir. – Vous reviendrez demain! – Demain nous serons partis. – Alors l’année prochaine… Quittons ce lieu à l’abandon, qui sent la pisse et où trône une affiche revancharde disant à peu près: Touriste, nous te félicitons d’aller observer de près ce régime d’occupation et de terreur qui a chassé 180.000 des nôtres et entretient une situation de purification raciale.
Sieste même pas coquine dans notre hôtel un peu décati (Churchill) et, à la nuit tombée, retour près de la porte de Famagouste, dans une minuscule auberge installée dans une maison qui me rappelle certaines des boîtes à tango des quartiers populaires de Buenos Aires. Dînette copieuse faite de toutes sortes de saucisses aromatisées de cannelle.
Mardi 31 janvier 1995
A huit heures précises, sommes au point de passage. Cette fois, pas de problème, les deux CRS en uniforme ne nous demandent rien et l’officier en civil se contente de noter nos noms sur un registre. Sur la route, deux demi-sections de route sont alternativement obstruées par un épais barrage de béton, ce qui empêche d’apercevoir le côté turc tant qu’on n’est pas engagé dans le no man’s land. Auparavant, sur le côté gauche, l’ambassade d’Allemagne et le cercle Goethe, puis l’immense bâtiment jaune aux arcatures un rien orientales, le Ledra Palace, qui fut un des plus prestigieux hôtels de cette partie de la Méditerranée, jusqu’aux événements de 1974. Aujourd’hui inaccessible aux rares passants, il abrite des centaines de casques bleus suédois, belges, etc. On voit aux fenêtres et aux balcons des vêtements qui sèchent et quelques vélos tout-terrain. Leurs propriétaires s’entraînent-ils entre les lignes? En face, un petit magasin, le seul ouvert entre les autres ruines, propose des T-shirts imprimés. La seule clientèle des soldats doit lui suffire. Le propriétaire est-il grec ou turc et quel motif lui a-t-il permis d’obtenir ce traitement d’exception?
Plus loin encore, une maison aux portes défoncées, aux fenêtres éclatées, porte des traces de balles. Puis voici deux ou trois écriteaux portant des photos blanchies montrant l’exhumations de fosses communes dont les victimes sont attribuées, sans doute à raison, aux exactions de Chypriotes grecs ou, du moins, à l’EOKA B de sinistre mémoire. Pendant que nous passons à pied – les touristes ne sont pas autorisés à franchir la frontière à bord d’un quelconque véhicule – une voiture nous double. Apparemment, il ne s’agit pas de diplomates, naturellement autorisés, mais d’une femme civile. La plaque d’immatriculation ne permet pas de trancher, les immatriculations étant restées semblables de part et d’autre de la ligne.
Dans une guérite, accueil courtois de deux gardes en uniform . Présentation du passeport, vérifié sur ordinateur, puis envoi au premier étage dans une petite salle tapissée de propagande turque dans laquelle, contre 2 livres chypriotes, on obtient rapidement une autorisation valable pour la journée. Au-delà, un ou deux homme proposent les services de leur taxi. Nous allons à pied. Plusieurs magasins pour les visiteurs. Personne à l’intérieur, d’abord parce que peu de gens passent ici, ensuite parce que, comme a insisté l’officier grec, il est interdit de rapatrier dans le secteur grec quelque objet acheté en secteur turc. La tentation, sinon, serait grande: les prix sont paraît-il trois fois moins élevés.
Pas d’immeubles neufs ou même récents. Des magasins poussiéreux, un ou deux salons de coiffure, vides, fauteuils défoncés. Voitures plutôt anciennes, volant à droite pour conduite à gauche. A noter que les modèles plus récents ont le volant à gauche, preuve qu’ils font partie d’un contingent importé de Turquie, où on conduit à droite. A moins que ces voitures ne soient venue de Turquie avec leur propriétaire, soldat ou, moins vraisemblablement, pauvre paysan d’Anatolie candidat à l’émigration. Le pseudo-gouvernement local encourage l’immigration, à la fois pour remplacer les Grecs partis pour le sud après 74 et pour remplacer aussi le Chypriotes turcs qui ont choisi d’émigrer ailleurs en Europe. Ils sont titulaires d’un passeport local mais, comme celui-ci n’est reconnu par aucun pays hormis la Turquie, ils disposent d’un second passeport turc). Autre objectif: augmenter artificiellement la population du secteur occupé, afin de justifier l’occupation de 38% du territoire de l’île alors que la population turque ne représentait que 18% avant la séparation.
Le secteur turc est manifestement plus pauvre. La ville doit ressembler, en un peu décati, à ce qu’elle était voilà 20 ans. Mais guère de soldats, sinon en promenade, et pas de femmes voilées. Les gens sont gentils, même si très peu d’entre eux réussissent à répondre aux questions, par deux ou trois pauvres mots écorchés d’anglais. Beaucoup d’hommes, pas tous vieux, attablés à la devanture de petits bistrots pour déguster le café. Hormis la langue, je ne pourrais pas différencier les types, il me semble que la morphologie est proche des uns aux autres.
Etape devant la cathédrale Sainte-Sophie, nommée à la mode d’Orient par des catholiques qui voulaient passer inaperçus. Surmontée de deux minarets – à la période ottomane? – elle était redevenue chrétienne. Aujourd’hui, on y entre sans difficulté à condition de se déchausser. Les voûtes gothiques sont intactes mais le mobilier a disparu au profit de tapis de prières. A l’extérieur, entre le deux hautes pointes des minarets, un fil tendu porte les deux drapeaux turc et chypriote turc, ce qui fait enrager les Chypriotes grecs qui les aperçoivent depuis l’autre secteur, dans le prolongement de la rue Hermès.
Près de Sainte-Sophie, marché couvert aux légumes et aux fruits. Là non plus, guère de différence dans les produits de l’agriculture, hormis sans doute l’absence de porc. Petit artisanat du cuir et de cuivre martelé. En face, sur une place, l’entrée d’un khan, ancienne auberge où descendaient autrefois les paysans venus à pied ou à dos d’âne vendre au marché. Le lieu ressemble, en plus petit, à un cloître aux chambres monacales, sur deux étages voûtés avec coursive donnant sur l’atrium central. Le lieu est ouvert à tout vent, des hommes viennent se laver les mains au robinet installé pour les massifs de fleurs. Pas de déprédations, simplement les avanies du temps.
Les filles sont parfois en minijupes, davantage que du côté grec, et les écoliers portent encore le même uniforme bleu que leurs homologues d’en face. Aucune crainte ni aucune agressivité dans les rapports avec le visiteur. Retour par les ruelles jusqu’au point de passage. Formalités simples et rapides de sortie. Du côté grec, l’officier discute près du trottoir et ne se déplace même pas. Le parking sent toujours autant la pisse et l’avertissement au touriste, même s’il se justifie sous certains aspects, a des relents excessifs et dérisoires.
Il est dix heures. A l’hôtel, nous bouclons les bagages. Loukia téléphone, elle veut encore nous apporter le document qu’elle a oublié hier et qui nous permettra d’entrer gratuitement dans les sites archéologiques. Finalement, nous ne sortons de Nicosie que vers 11h30. A Limassol, l’hôtel Meridien est le plus oriental de ses semblables, à proximité hélas d’une usine qui doit être de production électrique et dont les cheminées et les lignes à haute tension défigurent le paysage désertique donnant sur une mer d’huile.
Nous y attend Mme Nicolaiou, qui nous emmène pour un tour de Limassol dans des rues défoncées par de multiples travaux: la ville a explosé et les égouts avec elle. Stationnons dans l’enceinte interdite du port, passons devant deux immenses cormorans apprivoisés qui s’ébattent sur un tas de gravier. Visite du fort. Nous la laissons repartir sans regret excessif, elle est si molle, et retournons manger près du marché couvert. Puis sieste à l’hôtel, c’est fou ce que ce climat peu être lénifiant.
Le soir, longue et difficile recherche pour trouver la taverne de Vassilikos, qui nous a été indiquée comme un des lieux où on peut déguster un excellent mézé, un peu cher, en écoutant de la musique locale. Le bistrot est quasiment introuvable, même une automobiliste locale se perd à vouloir nous guider. Y parvenons pourtant, simple enseigne au-dessus d’une porte de maison familiale. Une entrée, un meuble, des portes fermées, un escalier de bois, est-ce vraiment là? Au premier étage, accueillis par un homme à queue de cheval, qui nous conduit à une grande table. Beaucoup de clients déjà, qui ne parlent pratiquement que grec. Extraordinaire et bien trop copieux mézé. deux musiciens (une guitare, un bouzouki) dont l’un chante beau.
Retour par la zone touristique. C’est décidément immense. Si je me souviens bien, la route cheminait encore voilà 12 ans jusqu’aux abords de la vieille-ville, en plein décor. La ville était annoncée par une ancienne muraille que je retrouve encastrée entre des centaines d’hôtels et de bungalows aux enseignes de néon clinquant.
Mercredi 1er février 1995
En route pour Paphos avec Giorgia, notre guide, qui monte à notre bord et reviendra en taxi. Elle parle bien français et semble plus vive que sa collègue, même si elle n’est guère plus jolie. Quittons la ville, passons par de petites routes entre des orangeraies et citronneraies, ainsi que des vergers sombres d’avocatiers. Longue et belle tonnelle routière de cyprès, à cause du vent. Arrêt au château de Kolossi. Plus loin, amphithéâtre et mosaïques de Kpourion puis arrivée à Paphos, méconnaissable. Il y avait 8.000 habitants voilà 20 ans, il y en a aujourd’hui 50.000 en hiver et sans doute 200.000 en été. Arrêt intéressant à la Maison de Dionysos. Arbre aux mouchoirs devant catacombes. Repas chez Alex, qui ouvre aujourd’hui son restaurant.
Lever tôt pour gagner, vers 8h30, le monastère de Panagia Chrysorrogiatissa. Loukia nous y a indiqué un prêtre, vigneron et restaurateur d’icônes, mais,aujourd’hui, c’est la fête votive de l’église, originellement dédiée à la Vierge. Le père Dionnissios est très occupé. Il ne pourra nous recevoir qu’entre 11h et midi. Comme nous voulons assister à la messe et espérons le rencontrer tout de même plus tôt que prévu, arrivons donc très tôt, après être passés dans un village désert que nous avons cru, à tort, avoir été un village uniquement turc, dont les habitants auraient été chassés.
Une vingtaine de voitures devant le monastère où la messe est transmise par haut-parleur. Porte qui grince, choeur de trois vieux, pope en rouge, autre prêtre: Dionissios en noir avec voix chevrotante. Nombreuses femmes en noir portant petit cierge allumé dont la cire coule sur leurs mains ridées. Finalement la messe, longue de trois heures (45 minutes nous ont largement suffi) est presque terminée puisque le pope sort, suivi par deux hommes qui portent à bout de bras le portrait de la Vierge et l’élèvent devant et entre eux, si bien que chaque fidèle s’incline pour passer au-dessous. Dans l’église déjà, les inclinaisons ostentatoires étaient fréquentes. Le public entre à nouveau, nous nous esquivons et retournons voir le village abandonné. Les uniques habitants nous expliquent tant bien que mal qu’en 1953, il y a eu un tremblement de terre – les maisons sont en effet fissurées – et la population a créé un nouveau village, un kilomètre plus haut.
Retour à l’église et, finalement, rencontre avec le père Dionnissios. Tête déjà âgée de fainéant intelligent et volontaire. Originaire de la région, il avait été nommé dans une zone actuellement occupée où il a en effet assuré pendant plus de dix ans la restauration d’icônes, aujourd’hui séquestrées et peut-être dispersées, dont il n’a plus de nouvelles depuis 1980. Ici, il y a bien un atelier de réparation d’icônes, avec panneau en anglais sur la porte, mais Dionnissios semble n’y pas participer. Dans son bureau – avec deux téléphones s’il vous plaît – de nombreuses icônes bulgares, roumaines, mais rien de local. Quant au vin, il en vend 50.000 bouteilles par an mais ne s’y salit pas les mains et ne condescend pas même à descendre avec nous à la cave. Ne vivent au monastère que son frère, chapardeur de bouteilles et officiel tenancier de la boutique de souvenirs, un autre prêtre aujourd’hui absent, et lui. Des paysans des environs sont employés aux saisons de travail. Une oenologue roumaine venur du Ministère de l’Agriculture est venue leur enseigner ‘art du vin. Ceci est une entreprise qui rapporte. Chaque monastère est autonome et doit se débrouiller pour survivre. Celui-ci y réussit parfaitement. Et dieu dans tout ça? Allez savoir. Mais sa saucisse de porc mariné à boyau de mouton est excellente.
Alex Décotte, Chypre, 1995