D’une histoire presque banale – un orphelin confié à un gaucho et découvrant à son contact, avant d’apprendre qu’il hérite un riche domaine, les règles de vie des humbles – un écrivain argentin a fait un livre extraordinaire de vérité, de tendresse et de poésie. Le livre a pour titre Don Segundo Sombra et l’écrivain a pour nom Ricardo Güiraldes. Depuis 1926, l’un et l’autre sont devenus les hôtes familiers de la conscience argentine. Le lieu où vécurent Don Segundo et Ricardo, San Antonio de Areco est aujourd’hui un but de pèlerinage. Grâce à eux, le gaucho du XXe siècle, celui du fil de fer, de la production bovine, du labeur éreintant a fait son entrée au panthéon des héros nationaux, juste uste à côté de Martin Fierro. Don Segundo Sombra était pourtant un gaucho comme les autres. Quant à Güiraldes, la richesse de sa famille, ses voyages européens et ses amitiés littéraires ne le prédisposaient guère à un tel dépouillement, à un tel bon sens, à une telle humilité. Pourtant…
Vieux gaucho (Musée de San Antonio de Areco). «A tous ceux que je ne connais pas et qui sont l’âme de ce livre.» Ricardo Güiraldes.
La passion d’un enfant de la ville
Ricardo naît le 13 février 1886, au numéro 537 de la rue Corrientes, c’est-à-dire en plein centre de Buenos Aires. L’année suivante déjà, il voyage avec ses parents, qui s’installent à Saint-Cloud, dans la proche banlieue parisienne. Ils y restent quatre ans, avant de regagner l’Argentine. Ricardo passe dès lors une grande partie de l’année à l’estancia La Portena (du nom de la première locomotive du pays), à San Antonio, à cent quarante kilomètres à l’ouest de la capitale. Style colonial, ombre hospitalière de couloirs profonds, paix et silence dans cette oasis de verdure à deux lieues du village. Ricardo apprend à trouver au creux des herbes les oeufs colorés du chimango, il monte à cheval avec ses frères, débusque les tatous, chasse les autruches et écoute vibrer les guitares. Plus – il découvre cette liberté quasi métaphysique qu’est l’immensité.
Si la poésie consiste à convertir en destin sa propre enfance, alors Güiraldes est poète. Le gosse abandonne les jeux de son âge pour découvrir les arbres un à un, reconnaître le chant des oiseaux et, surtout, observer la vie des hommes. Adolescent, il ne va pas à l’école, puisque ses parents ont chargé un précepteur mexicain, Lorenzo Ceballos, de son éducation. Peut-être est-ce à son contact que Ricardo laisse éclore son sens de la création littéraire; encouragé et piqué dans son amour-propre, il écrit à 17 ans une nouvelle psychologique qu’il abandonne d’ailleurs, ayant consacré soixante-dix pages à la seule description des caractères. Oe me rendis compte que la nouvelle allait être un peu longue…»
Autre passion de Ricardo: la lecture. Il dévore Schopenhauer, la Bible, Anatole France, Nietzsche, Gorki, Dostoïevsky, Lamartine, Hugo, Zola, Rabelais et bien d’autres. Puis le voici à Paris, où il partage l’amitié de Valéry Larbaud, de Léon-Paul Fargue, de Jules Romains, de Saint-John Perse. A la même époque, il écrit les premiers chapitres de Don Segundo Sombra. C’est dire l’attachement à la terre, aux gens de son enfance. Un attachement tel qu’il est bientôt de retour en Argentine et visite, cette fois, le Nord-Ouest, Salta, Jujuy. Il y observe les combats de coqs, tradition de cette région, auxquels il fera place dans un chapitre, le treizième, de son livre.
Le vrai Don Segundo
A la différence de Martin Fierro, Don Segundo Sombra a donc existé réellement, à la nuance près que son nom exact était Segundo Ramirez. Un mètre quatre-vingt-dix, le teint foncé de ceux qui passent leur vie en plein air, renforcé par quelque origine hispano-arabe et sans doute un lointain croisement avec l’Indien de la pampa, cet homme qui travaillait à la Portera fit à Ricardo, alors très jeune, une forte impression, au point de modifier complètement, plus tard, ses choix littéraires. A distance, il se sentit toujours observé par ce monument de bon sens et de force, Don Segundo, qui portait en lui toutes les caractéristiques du gaucho: liberté, sérénité, sens de la solitude et de la méditation, simplicité rustique, philosophie à toute épreuve. Güiraldes était tellement persuadé que là – et là seulement – se trouvait la Vérité, qu’il dédia son livre:
«A vous, Don Segundo, aux paysans de mon coin de terre; à ceux que je ne connais pas et qui sont dans l’âme de ce livre; au gaucho que je porte en moi de manière sacrée, comme l’ostensoir porte l’hostie.»
La leçon de morale
Le récit du livre est écrit à la première personne. C’est l’histoire d’un orphelin incompris de ses parents adoptifs et qui s’accroche aux basques de Don Segundo, cet homme dont on parle, au village, avec crainte, respect et mystère. Avec lui, l’enfant grandissant découvre, entre quatorze et vingt ans, le monde de la solitude, de la violence parfois, de l’errance, de l’effort, de l’honneur. Il n’est rien, ni personne. Et voici qu’une lettre lui apprend qu’il porte un nom, Fabio Caceres, le nom d’un vieil homme qui vient de mourir et que Fabio croyait son ami. C’était en fait son père naturel, qui lui laisse, outre un patronyme, des terres et une estancia dont les limites sont stipulées dans le testament. Loin de s’en réjouir, Fabio s’insurge et confie sa peine à Don Segundo. Moi, dit-il, je ne suis personne; je suis un gaucho, je suis libre. je ne veux pas avoir de nom. Je vais devenir propriétaire. Mais propriétaire de quoi? D’un morceau de terre, moi? Moi qui suis propriétaire de toute la pampa à force de courage. Alors, je ne serai plus gaucho.
Don Segundo Sombra (Musée de San Antonio de Areco).
Don Segundo le rassure et le conseille. Si, il restera toujours gaucho, puisque son âme ira devant lui comme la cloche de la yegua madrina, la jument guidant les hordes de chevaux. Gaucho, c’est donc, avant tout, une manière d’être.
Don Segundo après Güiraldes
Quinze mois après la publication de Don Segundo Sombra, Ricardo Güiraldes meurt à Paris. La maladie qui le minait lui enlève ainsi, à 41 ans, le bénéfice d’une gloire qui ne sera pas encore émoussée, cinquante ans après. Don Segundo Ramirez, de plusieurs lustres son aîné, continue à vivre au Pago de Areco. Mais il n’est plus Ramirez. Même pour ses proches, il est devenu Sombra. Héros vivant, il pose pour les photographes venus tout exprès de Buenos Aires. Grisé par le succès? Pas sûr. Mais fier sans doute de l’audience que sa renommée lui confère aux yeux de ses semblables. De nombreuses photographies de l’époque le montrent, recevant des gauchos plus jeunes que lui, leur prodiguant conseils et mises en garde, devisant de la «vie éternelle» dans le campo.
Pour les portenos, Don Segundo a la dent la plus dure. Il se méfie de ces étoiles filantes qui viennent le flatter un jour our pour penser à autre chose le lendemain, comme tous les gens de la ville, les journalistes surtout. L’un d’entre eux venait de passer quinze jours à Areco. Il s’en fut rendre une dernière visite à Don Segundo et le remercia de ses attentions.
– Je voudrais vous faire un cadeau. Que souhaitez-vous? Un grand couteau, une ceinture d’argent? Je vous enverrai cela de la capitale.
– Avant de partir, vous irez sans doute une fois encore au village, pour faire vos valises. Alors, apportez-moi donc plutôt un kilo de yerba maté et un kilo de sucre. Parce que, arrivé à Buenos Aires, vous m’aurez déjà oublié.
Unis dans le cimetière d’Areco
«Ici dort Ricardo Güiraldes, crucifié de paix sur sa terre de toujours.» Telle est l’épitaphe inscrite sur la tombe de Ricardo Güiraldes, à San Antonio de Areco. A quelques mètres de là, nombre d’années plus tard, Don Segundo viendra le rejoindre. Mythe et réalité confondus, San Antonio, dès lors, allait devenir une sorte de lieu de pèlerinage. Un lieu privilégié où la tradition, soutenue par le souvenir de Güiraldes, la présence de sa famille, la ferveur des habitants et l’attrait d’un très beau musée, se refuse à plier devant le modernisme. La Blanqueada, auberge favorite de Don Segundo et devant laquelle il assista à une rixe mortelle dont la seule cause était l’amour-propre d’un jeune blanc-bec, est aujourd’hui peuplée de consommateurs de cire, vêtus de hardes dont on peut regretter le manque d’exactitude historique. Des outils aratoires d’un autre temps ont été rassemblés dans des bâtiments adjacents. Le musée contient un nombre impressionnant de manuscrits de Güiraldes, ainsi que les traductions en langues étrangères – une vingtaine – de Don Segundo Sombra.
Mais, plus que tout, c’est un esprit particulier qui anime la cité. L’élevage a. certes, fait une place grandissante à l’agriculture. On ne manie plus le lasso comme autrefois. mais on a conservé intactes les voitures de l’entre-deux-guerres. Les paysans s’en servent pour leurs trajets de l’estancia au village, et le visiteur se plaît à imaginer que Don Segundo, un dimanche, vint à la messe à l’église San Patricio, convoyé par le conducteur de l’une d’entre elles. Les artisans, aidés peut-être par l’afflux des «pèlerins» de la capitale, se sont remis à fabriquer ceintures, harnachements, couteaux d’argent. La musique campagnarde fleurit. Et. le Jour de la Tradition (el Dia de la Tradiciôn), dont San Antonio de Areco est, chaque fois que revient novembre, le centre national; on croit volontiers reconnaître, parmi les vieux gauchos déambulant entre les dizaines de brasiers où rôtit l’asado offert à la population, la silhouette voûtée, l’air un peu narquois de Don Segundo.