Maman

Ma petite maman, Jeanne Calmant peut dormir tranquille : tu ne battras pas son record. Mais ce ne sera pas faute d’avoir essayé. Déjà, tu étais entrée dans le club très fermé des vivants à trois chiffres. Centenaire. Un cap que tu voyais davantage comme une étape que comme un but. Et certainement pas comme une fin. Tu l’avais franchi comme les champions cyclistes passent un col de troisième catégorie. En danseuse. Chapeau !

Ah, la petite reine ! Cet été encore, tu commentais, chaque soir, l’étape du Tour de France cycliste. Un peu pour les exploits sportifs. Davantage pour les paysages traversés. Tu ne les voyais pourtant plus guère, l’œil opaque, agrippée à ton énorme téléviseur. Mais tu les imaginais d’autant plus aisément que tu les connaissais, du moins la plupart, pour les avoir découverts à vélo, toi aussi, dans les années trente, aux côtés de celui qui allait être ton premier grand amour et, quelques lustres plus tard, mon père. Cet homme que tu n’appelleras jamais que par son patronyme, Décotte. Affectueusement mais avec cette distance de femme libre qui, jusqu’à ton dernier souffle, aura été ta fierté et ta marque de fabrique.

Libre, oui. Mais amoureuse et passionnée aussi. Au point, parfois, de renoncer à une part écrasante de ta liberté, pour une passion, un homme. C’est avec le deuxième grand amour de ta vie, Blonblon, que tu as débarqué un beau jour à l’ombre guillerette d’une splendide pinède de Vidauban, au bord de cette piscine où vous aviez fait graver les initiales de vos deux prénoms, toujours présentes malgré la mort de ce deuxième mari, pourtant de plus de vingt ans ton cadet, dans cette maison où, après sa mort, je t’ai retrouvée et où je t’ai finalement accompagnée, où nous tous t’avons accompagnée, attentifs, tendres et amusés, jusqu’à ce mardi 1er novembre, journée de tous ces saints, auxquels tu ne croyais d’ailleurs guère. 

Tu ne marchais plus, te déplaçant à la force des talons sur un simple siège de bureau car, au grand jamais, tu n’aurais voulu d’un des ces fauteuils roulants qui transforment irrémédiablement un être libre en infirme dépendant. Tu ne voyais plus guère non plus, dégénérescence maculaire disent les spécialistes. Moi qui te téléphonais tous les soirs au téléphone, je sais bien que tu trichais un peu. Tu n’aurais pas raté Les chiffres et les lettres pour un empire et, les soirs de Lyon-Marseille ou de PSG-Lille, il était inutile de t’appeler pendant le match. Sauf à la mi-temps, bien sûr, pour un premier commentaire à chaud.

Jusqu’à ton dernier souffle, tu auras pu compter sur l’affection indéfectible de quelques-uns de ceux que j’appelle les grognards de l’époque Blonblon, ceux qui ne t’ont pas abandonnée lorsqu’il est mort. Les Loulou, Jean-Luc, Alain. Compter aussi sur les soins attentifs et tendres de toutes celles, infirmières ou aides soignantes du SSIAD, qui se sont relayées auprès de toi. Je citerai simplement Janine, exemplaire, mais je sais que toutes les autres se reconnaîtront.

Il y eut aussi, jour après jour, la présence joyeuse et rassurante des auxiliaires de vie, Cécile, Raymonde, Marie-Claire. Et celle de Béa, qui occupait le terrain en fin de semaine, lorsque les autres prenaient enfin un peu de repos.

J’ai beaucoup appris de toi, ma petite maman, au fil de toute une vie. Mais j’ai beaucoup appris aussi, ces dernières semaines, ces derniers jours, de l’amitié des uns et de l’affection des autres. Merci enfin à celui dont tu ne me parlais qu’en me disant « ton fils » parce que son prénom, Amalric, était trop imprévisible pour toi. Ce petit-fils que tu n’as que peu connu mais dont tu me parlais encore, dimanche dernier, en me demandant s’il était heureux dans son nouveau métier de pilote. Une pensée pour la maman d’Amalric, Isabelle, touchée par la maladie et qui ne peut être avec nous, aujourd’hui, que par la pensée. Merci enfin à Rodica, ma femme, qui m’aide parfois à réapprivoiser le quotidien lorsque je rêve de voyage ou que j’en reviens.

Du Maghreb à l’Espagne, du Brésil aux contreforts du Beaujolais, du Pays de Gex à la Provence, tu auras voyagé, sur la terre comme dans les songes, jusqu’au dernier moment. Et aujourd’hui encore, dans quelques instants, tu vas entreprendre ce dernier voyage à l’issue duquel tu retrouveras, dans le Jardin du Souvenir, l’amour de la deuxième partie de ta vie.

Nous autres, tous autant que nous sommes, nous t’emporterons dans notre mémoire et dans notre cœur, avec le sentiment tendre et complice de ne t’avoir jamais vraiment quittée. Le mouchoir à la main, la larme à l’œil, nous sommes avec toi sur le quai. Quand partira le train, nous serons un peu tristes, bien sûr, mais tellement heureux que tu aies pu, jusqu’au dernier instant, vivre la vie que tu t’étais choisie.

Bon voyage, ma petite maman.

Alex

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