Bosnie, tragédie vivante

[ngg src= »galleries » ids= »18″ display= »basic_slideshow »]

Dubrovnik, Sarajevo, Mostar, Split. Un itinéraire dont les deux extrémités croates résonnent comme des loisirs mais dont les deux étapes en Bosnie, Sarajevo et Mostar, font par avance froid dans le dos.

Certes, l’effroyable guerre de l’ex-Yougoslavie remonte maintenant à plus de vingt-cinq ans mais les images nous poursuivent, agitées comme un spectre par le sentiment honteux que nous n’avons rien fait pour venir au secours de ces gens.

A la brutale violence serbe, naguère ressentie lors d’une simple traversée du pays (j’en avais conservé la gêne, en particulier lorsque je me rendais en Roumanie par la voie sud, en 1990 et 1991), notre mémoire ajoutait les horreurs des Oustachis croates, catholiques génocidaires de la période nazie, et l’intolérance viscérale que nous autres chrétiens, même lorsque nous ne le sommes pas vraiment, attribuons aveuglément au monde musulman, dont étaient les Bosniaques, victimes expiatoires qui devaient tout de même l’avoir un peu cherché…

Bref, cette guerre-là confirmait que Tito avait tout de même eu bien du mérite à faire vivre pacifiquement tous ces peuples ensemble, peuples qui ne devaient pas être si différents puisque, même de trois confessions, ils pratiquaient la même langue, le serbo-croate. C’était oublier un peu vite que ce sabir unique, empruntant à des parlers assez distincts, avait été imposé par la volonté politique d’un pouvoir central omnipotent.

Laissant derrière nous la vision splendide de Dubrovnik entre mer et surplombs, nous voici sur la route menant vers la Bosnie-Herzégovine (Bosnie et Herzégovine devrait-on dire, pour traduire fidèlement le nom de ce pays créé en 1993 dans les frontières de la guerre). Notre GPS connaît vaguement Sarajevo mais voudrait nous y acheminer par la grande route du nord alors que nous tenons à pénétrer, dès ici, par les montagnes longeant le Montenegro. Vive la carte Michelin ! Encore que.

Nous nous éloignons de Dubrovnik par le sud, sur la longue et improbable langue de terre marquant les confins méridionaux de cette Croatie aux allures de croissant raté. A un moment, nous devrions trouver l’embranchement vers la Bosnie-Herzégovine. Il n’y a d’ailleurs qu’un route partant à gauche, avant l’aéroport puis la frontière monténégrine. Celle-ci peut-être, qui ne mentionne qu’une ou deux destinations inconnues mais ni la frontière bosnienne, ni Sarajevo.

Le voici enfin, le poste frontière. Barrière baissée, drapeau croate. Fonctionnaires encasquettés, nonchalants mais pas agressifs. Ici, le bakchich a dû être monnaie courante et l’est sans doute encore. Mais pas pour nous, étrangers dont le témoignage pourrait retarder l’entrée en Europe…

Une haute pierre marque la frontière. Deux inscriptions y étaient gravées. Herzegovina, qui subsiste, et une autre, martelée et illisible. Bosnie ? Yougoslavie ? Ou plutôt Croatie, dont l’existence aurait pu être ainsi niée par les assaillants d’un temps. Mais il serait tout de même surprenant que, reprenant possession des lieux, les Croates n’aient pas restauré l’inscription. On renversé la pierre. Mystère.

Second poste. Bosnien. Passage aisé après une courte attente derrière une voiture immatriculée en Slovaquie. Aussitôt la vision change. Beaucoup plus pauvre. Maisons décaties et pour certaines abandonnées. Tracteur d’antan. Puis plus rien, un désert de pierraille d’altitude. La route reste bonne, les alentours apparaissent comme sinistrés. Premières stèles noires. Un portrait gravé en blanc, quelques mots. Il y en a beaucoup, surtout dans les virages. Nous ne nous y arrêtons pas, route trop étroite et tortueuse. Plus loin peut-être.

Quelques hameaux sinistrés, puis à nouveau plus rien. Et des stèles. Puis, à flanc de colline, un monument plus grand, entouré de tombes. Ici, pas de doute, la guerre est passée. Pourtant, lorsque nous pourrons nous arrêter à hauteur de deux stèles, beaucoup plus loin, nous découvrirons qu’elles célèbrent la mémoire de deux enfants, frère et sœur, 13 et 9 ans, morts en … 1998. Donc bien après la fin du conflit. Enfants renversés par un véhicule ? Et les précédentes ? Au retour, via Mostar, nous en verrons peut-être d’autres et alors nous tâcherons de comprendre.

Belles vallées, splendides gorges. Pas âme qui vive. Finalement, une auberge sur la droite, un chalet de bois, quelques auvents, une fontaine. L’effigie d’un cuisinier bedonnant. Et le nom du lieu, Tentorium. Un rien prétentieux ou déplacé mais l’établissement semble accueillant et il l’est. Repas simple et très bon marché sur une terrasse de plain-pied, tout près d’un foyer invisible exhalant fumée blanche, senteurs de braise et fragrances de viande grillée. Seuls face à un verger-jardin en semi-abandon, pruniers à la roumaine, potager en bataille d’où n’émerge que la verdure ordonnée d’oignons et de patates. La serveuse est fière de son origine:  le Montenegro. Fille de la patronne qu’on devine à ses fourneaux? Nous n’avons pas assez de mots en commun pour le savoir. Sarajevo nous attend.

Entrée à Sarajevo. Abords gris et sans âme, de part et d’autre de cette voie de tram qui fut la cible de snipers embusqués. Tragique. Usines, buildings à l’abandon ou troués d’impacts. Litanie de voitures au pas, cinq kilomètres au moins en ligne droite, forte envie de repartir avant même d’être arrivé. Par la fenêtre ouverte, tentative auprès de conducteurs locaux de trouver notre chemin. Peu bredouillent l’anglais. La passagère d’un taxi cependant, mais elle ignore le nom de l’hôtel et celui de la rue. Nous comprendrons plus tard pourquoi.

Finalement, nous infiltrons dans ce qui est déjà une ville mais pas encore une vieille-ville. Arrêt. Un homme dans la trentaine parle anglais, voudrait nous aider mais ignore l’adresse. Rodica appelle l’hôtel, passe l’appareil à notre guide, qui propose de prendre place à notre bord pour nous accompagner. Il fallait poursuivre et ne pas bifurquer, jusqu’à une fourche marquant l’hôtel de ville, rebrousser chemin par la voie unique parallèle puis tourner à droite dans des ruelles en pente. Epingle à cheveux. Minuscule entrée de notre auberge, six chambres, accueil parfait d’une belle jeune femme parlant bien anglais, Jenana. Notre guide nous quitte. Merci. Il travaille dans les chemins de fer et repartira en tram, refuse que je le raccompagne.

Chambre assez grande et soignée dans une maison de poupée appartenant à un couple de musulmans, absents. Jenana est employée mais tient avec grâce le rôle de maîtresse de maison. Garage trop petit pour accueillir notre voiture pourtant modeste. Rodica dénichera un lieu plus ou moins gardé, protégé par une chaîne, face à une auberge concurrente. Gratuit ! Ces gens n’ont pas le sens des affaires…

Fin d’après-midi dans la « vieille-ville », enfilades de ruelles piétonnes aux maisons basses, échoppes en façade, petits métiers d’artisanat, orfèvres, tapissiers, couturiers, chausseurs. Quelques enseignes plus chic. Beaucoup de monde, sans frictions. Au pied de deux minarets, surprenante et facile cohabitation de gamines au short ras la touffe, de mendiants estropiés, de longues femmes voilés, foulard ou niquab. Dans les bistrots, on fume le narguilé en buvant le café, ici. Et on boit de la bière dans un bistrot aux tentures Jack Daniel’s.

Repas en terrasse dans un resto où est venu Clinton, sans chichis. Nuit étouffante et sonore. Demain, nous jouerons les touristes de guerre, tour guidé des points chauds du siège de Sarajevo, qui a duré plus de trois ans !

Bagages laissés dans notre Guesthouse et, à 11 h00, rendez-vous à la petite agence Insider, juste au bout du pont latin, en face du lieu précis où, le 28 juin 1914, Gavrilo Princip assassina l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche, prélude au déclenchement de la première Guerre mondiale.

Après une première présentation de la carte accrochée au mur, montrant les forces en présence, notre guide, Adnan, fait grimper la douzaine de jeunes voyageurs venus, souvent en couple, de Suède, Angleterre, Slovénie, dans un vieux minibus aux allures d’ambulance désaffectée. Trois heures passionnantes nous attendent.

Par la route passant devant notre hôtel, montée jusqu’aux ruines du fort ottoman dominant la ville. Ici passait jadis la frontière entre turcs et austro-hongrois. Dans le prolongement, on distingue entre les maisonnettes la ligne d’une longue et ancienne muraille séparant ces deux mondes.

Au-dessous de nous, Sarajevo traversée par sa rivière, la Miljasca, enjambée par une série de ponts. Davantage un lien qu’une frontière, donc. De part et d’autre, les minarets de nombreuses mosquées mais aussi les clochers d’églises orthodoxes ou, plus rares, catholiques. Les traces de la guerre sont encore présentes, bâtiments éventrés ou abandonnés, très nombreux cimetières, généralement musulmans, dont certains implantés en hâte dans les jardins publics, pendant le siège.

 Aujourd’hui, la ligne de démarcation n’est plus visible mais la ville a pourtant été divisée en deux parties, les 2/3 à la Fédération de Bosnie-Herzégovine, le dernier tiers à la république serbe de Bosnie (Republika Srpska). En fait, c’est tout le pays qui est ainsi divisé et, même à l’intérieur des deux grandes entités, certains villages sont à majorité musulmane, d’autres orthodoxe.

Souvent, le panneau d’entrée donne une première indication : libellé en caractères latins et cyrilliques, le latin au-dessus du cyrillique pour les villages musulmans, le cyrillique au-dessus du latin pour les villages orthodoxes. Clocher dans certains, minaret dans d’autres et, le plus souvent, clocher ET minaret. Pour la plupart, ils appartiennent à la même ethnie serbe. Seule la religion les sépare. Ainsi que les cicatrices de la guerre.

De la vieille forteresse ottomane, on comprend la nasse dans laquelle les habitants de Sarajevo sont restés enserrés pendant plus de trois ans. Le 6 avril 1992, la Bosnie-Herzégovine déclare son indépendance. Le même jour, du haut des montagnes avoisinantes, les premiers tirs serbes tombent sur la ville.

Pendant les interminables et atroces mois de siège, seul le tunnel secret creusé sous la piste de l’aéroport permettra d’acheminer des armes en provenance de l’unique secteur allié et d’y exfiltrer, sur des civières de fortune, quelques centaines de blessés.

Aujourd’hui, malgré le souvenir lancinant de la guerre, les habitants de Sarajevo ont réappris à vivre ensemble, même si les villages des environs continuent à se livrer à une pernicieuse « guerre froide » ethnique et religieuse.

Alex Décotte, 2018

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *