Le gaucho «mangé par la vache»

Gauchos Livre français_0026

Quelle mouche a-t-elle donc piqué le gaucho? Pourquoi décida-t-il un beau jour de faire de la vache sa chose, de la parquer, de l’élever, de la réduire en esclavage? La vache est connue pour la lenteur de ses réflexes, mais elle a fini par se venger et, aujourd’hui, c’est elle qui a transformé le gaucho en esclave.

Depuis l’an de grâce 1821, les producteurs de bétail sont assujettis, au même titre que les commerçants et industriels, à la contribution directe. Charrue ou boeuf? Œuf ou poule? Est-ce cette taxe nouvelle qui les incite à devenir des entrepreneurs capitalistes, ou leur situation économique qui suscite la levée de cet impôt? Cinq ans plus tard, le ministre Segundo de Agüero déclare au congrès: «Aujourd’hui, qui sont les grands capitalistes de la cité? Les proprié­taires de troupeaux et seulement eux. Et ceux qui ont acquis leur capital dans un autre domaine, à quoi aspirent-ils? A placer leur argent en pâturages, parce qu’ils voient bien que c’est cela qui rapporte…»

Après une brève poussée de l’élevage de moutons, dans les années 1850, les bovins redeviennent la première richesse des pampas, ce d’autant que les techniques de salaison se perfectionnent, aplanissant un des obstacles majeurs de la production: la conservation de la viande. L’usage du fil de fer se répand comme traînée de poudre après la première expérience de Newton à Chasco­mùs, en 1884. Le gaucho ne peut plus guère vivre en vagabond, la terre se ferme à ses errances. Avec la fin de la guerre contre les Indiens, vers 1890, une importante main-d’œuvre, dont la présence faisait défaut, revient à la vie ci­vile; la production fait un nouveau bond en avant, tandis que se développe parallèlement une agriculture basée sur le blé et le maïs. Les traditions gau­chas s’émoussent, la priorité est peu à peu donnée au rendement, les grands propriétaires ne se donnent même plus la peine de venir sur leurs terres. Ils restent à Buenos Aires — ou à l’étranger — et se mettent à dédaigner ce qu’ils avaient commencé par aimer: le cheval, la musique, la liberté.

«Qui veut voyager loin ménage sa monture.»

La seconde guerre mondiale, enfin, semble porter le coup fatal. Non parce que l’Argentine et l’Uruguay entrent dans le conflit, mais parce qu’ils sont les seuls — le réfrigérateur récemment inventé aidant — à pouvoir approvisionner les belligérants dont les seuls champs sont désormais des champs de bataille. Alors, sur les rives du Rio de la Plata, la richesse devient ostentatoire; il est de bon ton pour les aventuriers d’y aller faire fortune. Le gaucho, là-dedans, n’est plus qu’une image d’Epinal. Pour beaucoup, il meurt alors de sa deu­xième mort, la première coïncidant avec l’importation du fil de fer. Il n’est pas étonnant. de ce fait, d’essuyer aujourd’hui un sourire narquois lorsqu’on déclare, candide, à son arrivée à Buenos Aires: «Je viens voir des gauchos».

Pourtant, le gaucho existe encore; il survit, il renaît, il pavoise. C’est que la grande expérience de l’industrialisation n’a pas fait toutes ses preuves, que l’exil rural vers les métropoles marque le pas — les peones en reviennent déçus, n’ayant trouvé à la ville ni travail, ni culture qui leur conviennent, ni surtout fraternité — et que des groupements traditionalistes voient le jour un peu partout: rassemblements de patrons et de travailleurs, d’estancieros et de gauchos.