Martin Fierro, le gaucho réhabilité

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Je ne connais pas, en Argentine, une seule estancia où ne trône, simple livre de poche ou volume enluminé, Martin Fierro. Et je ne connais point de péon ou d’estanciero qui n’émaille ses propos, même involontairement, de quel­ques vers du livre Martin Fierro, de José Hernàndez. Martin Fierro, c’est L’Iliade, L’Odyssée, la Légende des Siècles et la Bible, oui la Bible du gaucho. Sans doute, Hernàndez a-t-il voulu ce rôle de Christ des pampas pour soli héros, puisqu’il achève son long poème (1199 strophes) comme on écrirait la morale d’une règle de vie:

Mas naide se crea ofendido      

Pues a ninguno incomodo

Y si canto de este modo            

Por encontrarlo oportuno 

No es para mal de ninguno       

Sino para bien de todos.  

Mais que nul ne s’croie blessé,

Car je n’ veux pas offenser.

Et si j’ai cru opportun

De chanter ainsi pour vous,

Ce n’est pour le mal d’aucun,

Mais c’est pour le bien de tous.

Une règle de vie aux relents de christianisme puisque, quelques vers plus tôt, Martin Fierro a expliqué pourquoi il mettait fin à cette longue déclama­tion:

Permitame descansar,

Pues he trabajo tanto!

En este punto me planto

Y a continuai me resisto

Esto son treinta y tres cantos,

Que es la mesura edà de cristo.

Laissez-moi me reposer,

J’ai tellement travaillé!

A poursuivre je m’ résiste

Et je m’arrête à présent.

Voilà donc trente-trois chants,

Trente-trois, l’âge du Christ.

Comme par un coup de baguette magique, Martin Fierro explosa dans la conscience argentine, en 1872, et transforma en héros, tenant de la sagesse populaire, celui qui n’avait été jusque-là qu’un paria, vagabond, querelleur et ivrogne, le gaucho. Martin Fierro est alors l’irréductible, le désabusé vic­time des riches, des étrangers, de la guerre, de l’injustice et du qu’en-dira-t-on. Sept ans plus tard, avec La Vuelta de Martin Fierro (Le Retour de Martin Fierro), Hernàndez écrit le deuxième volet de l’épopée, où le héros revient à la civilisation, amer certes, mais prêt à jouer son rôle dans ce désert qui se peuple, ce pays qui se crée. Le retour de Fierro, c’est le début de l’Argentine moderne.

 José Hernàndez

Il serait vain d’évoquer Martin Fierro sans parler de son «père en littérature », José Hernàndez. Né le 19 novembre 1834. Hernàndez ne fut baptisé que l’an­née suivante, le 27 juillet. C’est que ses parents avaient autre chose à faire et que l’église de La Merced n’était guère proche des prés de Pedriel où le père de José, acheteur de cuir et de bêtes dans la province de Buenos Aires, avait établi son quartier général. José grandit dans la vieille maison de ses grands-parents, avec le mugissement des vaches et le cri des oiseaux. Il suivait à la cuisine les domestiques, écoutait les contes des femmes et jouait avec les chiens. A 4 ans, il savait lire.

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José Hernàndez (Musée de Laguna de los Padres)

Le travail n’était alors que peu répandu, la vie était facile pour les pauvres comme pour les riches; on rendait demain les visites d’hier, un piano ou une guitare martelait toujours les heures, sauf les jours de fêtes religieuses, jours fériés, il va sans dire, où les processions drainaient la clientèle des réunions familiales.

A 12 ans, bon élève, José tombe malade. Son père décide alors de l’emme­ner avec lui en pleine campagne. Immensité de la plaine et du ciel, le vent, le vent encore, les nuits frémissantes, les chevaux. Et les hommes, surtout les hommes. Ces hommes pour qui tout semble jeu d’enfant: lancer le boleadoras, monter en selle, jeter le lasso. José a l’impression de découvrir la Vérité.

D’estancia en estancia, il apprend les règles d’or de cette vie champêtre et dure. José y voit des lois naturelles, inviolables, intransgressibles. Le maître, c’est l’estanciero. Il a tous les droits, dans cette estancia coupée de tout, auto­nome et hiérarchisée: le droit de juger, de punir, d’exclure. Mais ce droit se paie d’un immense effort; n’est admis comme patron que celui qui prouve son courage, sa force et son endurance. L’estanciero doit monter à cheval comme personne, se lever avant quiconque, se coucher après tous. Il est plus riche que les peones, certes, mais il est moralement responsable de tout: maladies du bétail, inondations, peste. Sur lui repose la vie et, en contrepartie, ses «gens» le suivent en tout, y compris dans ses choix politiques. A l’époque, Unitaires et Fédéraux se combattent à mort. Chaque estancia a sa couleur et chacun, dans l’estancia, doit la porter bien haut.

Au-dessous de ce seigneur médiéval et paternel qu’est l’estanciero officie le capataz, le contremaître. Investi de la confiance du patron, il doit aussi s’être imposé par ses qualités de travail et de justice auprès des peones (qui, malgré leur nom venu d’Espagne, ne sont guère «piétons», eu égard à l’usage perma­nent du cheval). Le capataz, c’est le représentant de Dieu sur terre, surtout lorsque le dieu patron passe ses trois ou quatre mois dans la maison qu’il possède à Buenos Aires.

Dans la hiérarchie viennent ensuite les puesteros, chargés chacun de garder et de surveiller une section de l’estancia. Les puesteros vivent dans une ferme plus petite, le puesto, située à plusieurs lieues de l’estancia. Cette situation géo­graphique particulière leur confère de fait un statut spécial et le fait qu’ils aient généralement le droit — ou le loisir — d’être mariés leur donne aux yeux des peones et autre gauchos l’image de privilégiés.

Quant aux Indiens, ils sont là, quelque part derrière l’immensité. Les gau­chos sont souvent requis pour aller les combattre ou pour défendre telle estan­cia particulièrement exposée à leurs malons, à moins que ce soit pour grossir les rangs des Fédéraux ou des Unitaires.

Telles sont les visions de José Hernàndez. Journaliste, puis homme poli­tique, il n’oubliera pas ce temps ni cette image. En écrivant Martin Fierro, il se voudra l’avocat de ce petit peuple rude et méprisé. Il y réussira puisque, avec la naissance de Martin Fierro, c’est un homme nouveau qui voit le jour: le Gaucho avec un grand G, le mythe déjà, plus vrai que la réalité, parlant plus gaucho que les gauchos, querelleur devenu sage, révolté devenu phi­losophe, quantité négligeable devenue homme.

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Écriture et signature de José Hernandez (Musée de Laguna de los Padres).

Les aventures de Martin Fierro

Que de vie, que de mort, de solitude, de tristesse, d’injustice, de violence, de désespoir, de résignation et de bon sens dans ces 1199 strophes! Le couteau sort de son fourreau comme par enchantement, mais c’est toujours pour se défendre. Au bistrot, au bal, à l’estancia, à l’armée, chez les Indiens, le dernier recours est toujours la fuite, mais non sans avoir montré au méchant, au ladre, au menteur et au corrompu qu’on n’est dupe ni de ses bonnes paroles, ni de ses mauvaises actions. A la nuit tombée, à la solitude reconquise apparaît le chant. Un chant porteur d’espoir, de dignité et de modestie. Ce chant du gaucho, c’est celui de Martin Fierro, de ses deux fils retrouvés, de son copain Cruz, mort chez les Indiens. C’est celui du gaucho.

Aqui me pongo a cantar

Al compas de la vigüela.

Que el hombre que lo desvela

Una pena estrordinaria,

Como la ave solitaria

Con el cantar se consuela.

Soy gaucho, y entiéndanlo

como mi lengua lo esplica,

Para mi la tierra es chica

Y pudiera ser major,

Ni la vibora me pica

Ni querra mi frente el sol.

Mi gloria es vivir tact

Como el pàjaro del Cielo,

No hago nido en este suelo

Ande hay tanto que sufrir;

naides me ha de seguir

Cuando yo remuento el vuelo.

Yo no tengo en el amor

Quien me venga con querellas

Como esas aves tan bellas

Que saltan de rama en rama

Yo hago en el trebol mi canin

me cubren las estrellas.

sepan quantos escuchan

De mis penas el relato

Que nunca peleo ni mato

Sino por necesidâ;

que a tanta adversidà

Solo me arrojô el matai trato.

atiendan la relaciôn

Que hace un gaucho perseguido,

Que padre y marido ha sido

Empenoso y diligente.

sin embargo la gente

Lo tiene por un bandido.

Tuve en mi pago en un tiempo

Hijos, hacienda y mujer

Pero empecé a padecer,

Me echaron a la frontera

que iba hallar al volver!

Tan solo hallé la tapera.

Volvia al cabo de Ires alios

De tanto sufrir al fiudo.

Reserdor, pobre y desnudo

A procurar suerte nueva.

lo mesmo que el peludo,

Enderesé pa mi cueva.

No halle ni rastro del rancho

Solo estaba la tapera!

Por Cristo, si aquello era

Pa enlutar el corazôn.

Yojure en esa ocasiôn

Ser mas malo que un fiera.

***

 Ici je m’ mets à chanter

Aux accords de ma guitare.

L’homme que tient éveillé

Une peine extraordinaire,

Comme l’oiseau solitaire,

En chantant peut s’ consoler.

Je suis gaucho, qu’on l’entende

Comme l’explique ma langue.

Pour moi, le monde est petit,

Que n’est-il plus grand encore,

Ni le serpent ne me mord,

Ni le soleil ne me cuit.

Ma gloire est de rester libre

Comme un oiseau dans les airs.

Je n’ fais pas d’ nid sur un’ terre

Où l’on souffre tant à vivre;

Nul ne doit me suivre alors

Que je reprends mon essor.

 En amour, je n’ai personne

Qui se plaigne ou me sermonne,

Comme ces oiseaux jolis

Qui de branche en branche courent.

Dans l’ trèfle je fais mon lit,

Et les étoiles me couvrent.

Sachent ceux qui vont m’entendre

Conter ces peines vécues,

Que si je me bats et tue,

C’est toujours pour me défendre.

Si j’ connais l’adversité,

C’est qu’on m’a trop maltraité.

Qu’ils écoutent le récit

De ce gaucho poursuivi,

Qui fut un père, un mari

Besogneux et diligent,

Et cela bien que les gens

Le tiennent pour un bandit

Jadis, dans mon coin de terre,

J’avais bétail, femme, enfants.

Mais v’là bientôt les tourments.

On me flanque à la frontière.

En rentrant qu’allais-je trouver?

Rien que des murs écroulés.

Trois ans d’souffrance pour rien;

Et me voilà revenu,

Déserteur et pauvre et nu,

Chercher un nouveau destin.

Et de mêm’ que le tatou,

J’ai filé droit sur mon trou.

Plus trace de ranch, malheur!

Il ne restait que les murs.

Bon Dieu, c’était un coup dur

A vous endeuiller le coeur.

Je me suis juré, de rage,

D’être pir’ que bête sauvage.