Sans cheval, pas de gaucho

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Emilio Solanet, le créateur de la «raza criolla».

Par définition, le gaucho est un homme à cheval. Sans lui, il ne serait qu’un ouvrier agricole et son horizon se limiterait sans doute à la hauteur de ses cul­tures. Grâce au cheval, le gaucho porte en lui une autre dimension, car on ne voit pas le monde de la même manière, suivant qu’on est cavalier ou piéton. Ces quelques dizaines de centimètres confèrent au gaucho une taille sans commune mesure, faite de force, de domination, d’errance et de fougue. Aussi comprendra-t-on aisément que le cheval tienne dans son cœur une place pri­vilégiée. Pour beaucoup, le cheval se situe avant les enfants, la femme, les chiens et la guitare.

Emilio Solanet et le cheval «criollo»

La plupart des chevaux argentins, uruguayens, sud-brésiliens et sud-chiliens – c’est-à-dire ceux de l’aire naturelle du gaucho – sont des criollos, descen­dants de ceux qui se perdirent dans la pampa lors de la première fondation de Buenos Aires, en 1535. Venus d’Espagne, ils étaient sans doute de race ber­bère, comme l’atteste la disposition particulière de leur colonne vertébrale.

Ces animaux de bon sang, au fil des décennies, dégénérèrent souvent. par consanguinité, mauvais traitements, maladies. Aussi, les criollos du début de ce siècle n’étaient-ils souvent que l’ombre de leurs ancêtres, d’autant que des croisements parfois inopportuns avec les chevaux de nouveaux immigrants (Allemagne, pays nordiques, France) n’avaient pas manqué de modifier leurs caractéristiques originales.

En 1887, lors de ses coups de main contre les Indiens, le général Roca avait signalé la présence de chevaux plus beaux, plus alertes, plus purs dans le sud de la pampa. Le docteur Emilio Solanet, se fondant sur ce témoignage et sur d’autres, concordants, entreprit de partir à la recherche de ces animaux. Sa première expédition se déroula en 1911 et 1912. La première partie se fit en mer, jusqu’à Comodoro Rivadavia, 46 degrés de latitude sud. Puis, à cheval, il partit vers l’ouest, en direction de la Cordillère des Andes. Pour le scien­tifique porteno qu’il était, ce furent là ses premières nuits à la belle étoile, avec les compagnons qui l’escortaient. De lieue en lieue, la petite troupe atteignit le lac Colhue Huapi, puis le lac Musters, s’établissant pour quelques jours à Sarmiento. Ils s’attaquent alors à la Cordillère, franchissant la chaîne San Ber­nardo, quatre-vingt-dix kilomètres de relief escarpé, sans eau, touchant là les dernières régions habitées par quelques hommes blancs, tel l’Allemand Car­los Lehmann, excellent cavalier installé sur l’autre rive du Rio Senguer.

Arrivés dans la tribu de l’Indien Chackmatt (que Solanet nomme Saca­mata), ils découvrent des juments plus belles qu’aucun n’en a jamais vues, marquées d’un cœur, enfermées dans un corral fait de lourds piquets. Resté seul pour faire son choix, Solanet observe l’oreille, le comportement, les réac­tions des juments et indique celles qu’il veut emmener. C’est ainsi que, en pleine Patagonie, Solanet «crée» la raza criolla, la race créole. Il ne lui reste plus qu’à faire le voyage en sens inverse – ce qui n’est d’ailleurs guère facile – jusqu’à l’estancia qu’il possède près d’Ayacucho, province de Buenos Aires, et à organiser scientifiquement la reproduction. Évidemment, il lui faudra encore d’autres expéditions dans le Chubut, émaillées d’aventures cocasses ou dramatiques. Mais la race est née, les criollos issus de son estancia – El Cardal – sont vite connus comme criollos cardales et, plus tard, la gare implantée près de El Cardal s’intitule «Solanet», en toute modestie, comme d’ailleurs tout le village alentour.

Mais la gloire d’Emilio Solanet et de la raza criolla n’aurait guère débordé les frontières de l’Argentine sans un Suisse entêté, Aimé-Felix Tschiffely, âgé de 29 ans, professeur dans un collège des environs de Buenos Aires, en Amérique du Sud depuis cinq ans.

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Aimé-Félix Tschiffely, un Suisse entêté

Le 22 novembre 1924, Tschiffely écrit à Emilio Solanet. Il se propose de faire un voyage, exclusivement à cheval, qui lui permettrait de rallier Buenos Aires à New York via le Chili, le Pérou, la Colombie, Panama, Costa Rica, le Nicaragua, le Mexique, la Californie, Salt Lake City et Chicago. Il souhaite pour cela disposer de deux chevaux criollos afin de prouver ainsi de manière évidente leur supériorité.

Solanet est sceptique. Mais, finalement, il lui accorde deux chevaux, Gato et Mancha (16 et 15 ans). Pourquoi si âgés? Le docteur Solanet ne voulait pas compromettre des animaux de 8 ou 9 ans, persuadé qu’il était de voir Tschiffely s’arrêter à Santa Fé et revenir en train. Peut-être est-ce justement ce choix de chevaux sur le retour qui fit la réussite de Tschiffely, tant il est vrai que «le diable est plus savant parce qu’il est vieux que parce qu’il est diable» (El Diablo sabe màs por viejo que por Diablo).

Le 23 avril 1925, Tschiffely, de la voix, donne le départ à Mancha. Gato fait le premier pas presque au même moment. Mancha porte le cavalier anglo­argentino-suisse; Gato les bagages nécessaires à plus de deux ans de route. Au fil du chemin, les deux animaux inverseront les rôles.

Oe me divertis à parler avec Mancha, qui me répond toujours avec des œil­lades et des mouvements d’oreilles», écrit Tschiffely de Tilcara. le 30 juin. A Tucumàn, Mancha transforme «en aviateur» un soldat du 19e régiment de cavalerie qui veut montrer sa science en montant l’animal.

Le 11 août 1925, les trois amis quittent l’Argentine à La Quiaca. Les che­vaux se portent bien, malgré des altitudes supérieures à 4000 mètres et des températures inférieures à 18 degrés sous zéro.

Sur l’Altiplano bolivien, une nuit où il veut dormir à l’abri d’une grotte, Tschiffely amène Mancha et Gato dans une prairie voisine. Les animaux re­viennent vers les rochers, à trois reprises, et finissent par dormir près de lui. Tschiffely apprend, le lendemain, que le pré est le rendez-vous de pumas. Ins­tinct? Certes.

A La Paz, le président de la République vient lui-même saluer les chevaux – qui le lui rendent bien – et leur maître. Au Pérou, malgré les pluies torrentielles, les chutes de pierres, les crues qui obligent à d’incroyables détours, les animaux se portent pour le mieux.

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«Mancha», «Gato» et le Suisse Aimé-Félix Tschiffely en Équateur.

Avec l’Equateur commence le désert. Si celui-ci s’appelle Mata Caballos «(tue-chevaux,», ce n’est sans doute pas pour rien. Des semaines se sont déjà égrenées-, on est en mars 1926. Pas d’eau, ni de fourrage, un soleil de plomb. Il ne faut pourtant que dix-sept heures pour traverser ces 32 lieues (51 kilo­mètres) de néant. En Colombie, faute d’autre nourriture, Gato et Mancha croquent de la canne à sucre — et… en avant!

Au canal de Panama, les curieux se pressent nombreux pour voir le héros, mais ils sont déçus qu’il ne porte pas la barbe des ancêtres. les cheveux longs et le couteau des gauchos. Au Mexique, patrie de nombreux et excellents cavaliers (los charros), il est accueilli en triomphe, tel l’ambassadeur des pam­pas, à la Plaza de Toros.

Plus le voyage avance, plus la rumeur s’amplifie. Aux Etats-Unis, ce ne sont que fêtes après fêtes. Les voyageurs sont les hôtes de grandes réceptions. Gato et Mancha se familiarisent avec haut-parleurs et projecteurs.

Le 29 août 1928, ils sont reçus à Washington par le président des Etats-Unis. Il ne leur reste plus qu’à faire le tour d’honneur. A New York, à la Cinquième Avenue, la circulation est interdite pour laisser le passage à ces trois héros, éro­dés par la poussière des vingt pays traversés sur un trajet plus long et difficile que celui d’aucun conquérant.

Deux records du monde sont établis: celui de la plus grande altitude à che­val, 5900 mètres au passage du Condor (Bolivie) et 21500 kilomètres parcou­rus à cheval, de Buenos Aires à New York. Nul Argentin, aujourd’hui, qui ne connaisse les noms des trois héros.

Le dressage gaucho

Que ce soit pour des exploits aussi extravagants que celui de Tschiffely et de Gato et Mancha, que ce soit simplement pour parcourir la pampa en quête d’un troupeau ou participer à un des nombreux défilés de gauchos, encore faut-il posséder un cheval parfaitement dressé.

Tel est, dans chaque estancia, le travail du domador. Un travail ingrat, patient et essentiel, car un cheval mal dressé ne peut plus être rééduqué.

La première année, le débourrage consiste à faire tolérer au poulain la présence de l’homme. Attaché par une muserolle et un lien au palenque ou à un piquet du corral, il se débat deux ou trois jours durant, tentant de se libé­rer, tirant à en perdre l’équilibre. Puis, avec une longue perche de bambou légèrement affûtée, le domador picote l’animal sur tout le corps. Il décèle ainsi les réactions: nervosité, apathie, points sensibles. Lorsque l’animal cesse de ruer ou de se cabrer, que seule sa peau frissonne sous le picotement, le doma­dor s’approche, le caresse, le rassure. C’en est fini pour la première année; le poulain est relâché pour deux ans avec sa mère.

A 3 ans (ou 4 suivant sa morphologie), le jeune cheval est ramené à l’estan­cia. Après une nouvelle approche, le domador le selle et l’attache par la tête, muserolle à muserolle, avec un cheval déjà dressé. Un gaucho part sur l’ani­mal adulte. Le domador monte le jeune cheval. En chemin, il imite scrupu­leusement les aides (assiette, rênes, talons) qu’impose le gaucho au cheval adulte. Le jeune cheval, sans s’en rendre compte, obéit donc aux aides puisque., attaché au cheval adulte, il doit exécuter les mêmes mouvements. Finalement, après plus d’un mois de ce régime, le domador monte seul. Le che­val connaît déjà les rudiments. Il reste à l’affiner. Le domador continue d’être son principal cavalier, mais les meilleurs gauchos de l’estancia sont aussi auto­risés à le monter, qui ne risquent pas d’enseigner de mauvaises manières à l’animal. Enfin., lorsque le cheval semble avoir acquis définitivement l’ensei­gnement du domador, lorsque son corps s’est habitué à la présence plus fré­quente, plus longue des cavaliers, il rejoint ses aînés à l’écurie, prêt à être sellé à la première occasion – et les occasions ne manquent pas.

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Chevaux «accollarados», pour imposer à un cheval en cours de dressage les mouvements d’un cheval déjà dressé (dessin de Tito Sau­bidet).

La selle

Suivant qu’on se trouve au nord ou au sud de la pampa, dans le Nord-Ouest montagneux ou dans les fundos chiliens, la selle ne comprend pas les mêmes éléments. Cependant, elle est suffisamment caractéristique, malgré ces différences, pour qu’on puisse en citer les pièces principales.

La sudadera, autrefois cuir fin de mouton, aujourd’hui toile imperméable, est disposée à même le dos. Elle empêche la sueur de gagner les autres parties de la selle.

Viennent ensuite la matra, toile de grosse laine rude, et la carona, cuir souple de vache, généralement fort usé. Ainsi protégé, le dos peut recevoir les bastos, deux pièces de cuir beaucoup plus épais, généralement travaillé., qui vont constituer l’armature de la selle. Les deux parties supérieures, de chaque côté de la colonne, sont des tubes épais qui élargissent l’assise du cavalier.

Le correon, de cuir plus souple, est disposé sur les bastos. Y sont fixés les boleadoras (aujourd’hui pure décoration), les étriers et la sous-ventrière. Lors­que celle-ci est serrée, la selle est encore recouverte du co millo, épaisse peau de mouton génératrice de confort, et du sobrepuesto, fine peau nue, plus petite, elle-même tenue par une ultime sangle, le pegual. Huit opérations distinctes, plusieurs dizaines d’éléments, les uns contraignants, les autres moelleux, le cheval est sellé pour de longs chemins, de durs travaux. Son cavalier, comme dans un fauteuil, peut rester des heures en selle. Le harnachement est solide­ment fixé, mais la selle est douce. Une main de fer dans un gant de velours.

Le cheval, compagnon privilégié

Aujourd’hui encore, le cheval est souvent le seul bien du gaucho, avec la femme (parfois) et le couteau. Trois éléments sacrés auxquels un proverbe enjoint de ne jamais toucher. Le fin du fin, autrefois, était de posséder toute une troupe (tropilla) de chevaux de la même robe. C’est devenu, en cette seconde moitié du XXe siècle, un luxe considérable et, donc, peu répandu. Mais chaque gaucho possède généralement en propre un ou deux chevaux, outre ceux dépendant de l’estancia où il est employé. C’est avec ce cheval qu’il se rend aux fêtes du village, qu’il va voir sa fiancée. qu’il participe aux mani­festations traditionnelles. Le cheval est donc sa liberté et sa gloire. On com­prend qu’il y attache tant d’importance.

Dans sa vie, le gaucho doit bien passer cent mille heures à cheval ou avec un cheval. Rien ne peut se faire sans lui, malgré la modernisation de certaines exploitations et l’invasion de techniques nord-américaines: camionnette, tracteur, avion même. Le gaucho ne peut pas se séparer du cheval, sous peine de disparition. Car il n’est pas de gaucho à pied.