Zamba, chacarera et mille autres danses

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Point de place, au pays des gauchos, pour le tango. Ce ne sont là, selon la tradi­tion populaire, que «lamentations de cocus» – et chacun sait que les cocus res­tent à la ville. Le tango n’a donc pas droit de cité dans les fêtes gauchas et, s’il m’est parfois arrivé d’en entendre chanter un dans une fête campagnarde, l’interprète était toujours originaire de Buenos Aires et les spectateurs écou­taient cela comme s’il se fût agi d’une tradition tout droit venue de l’autre bout du monde.

Pourtant, si le tango est argentin, les danses traditionnelles de la pampa sont européennes. Certes, elle ont mis des lustres à franchir l’Océan, à s’acclimater, à se modifier parfois, mais il suffit d’assister à un bal champêtre de la province de Buenos Aires pour s’en convaincre; ce ne sont que valses, polkas, mazur­kas, scottishes, même si leur appellation a parfois changé au cours du voyage. Les seules exceptions à cette règle sont nées dans des régions où la culture indienne était riche et où l’anéantissement des indigènes n’a pas été complet: Nord-Ouest argentin, Rio Grande do Sul, Chili.

La musique pour chanter et pour dire

Les premiers gauchos ne dansaient guère, le temps leur faisant défaut à l’heure des combats contre l’Indien, les femmes demeurant désespérément absentes et les rencontres en groupes restant trop rares et trop maigres. Mais ils chantaient, seuls, à l’ombre d’un bosquet. ou à quatre ou cinq, en surveil­lant les troupeaux. La Milonga, El Triste, formes lyriques de la chanson gaucha, sont issues d’un rythme unique, la cifra, qui ressemble étrangement à l’ancienne seguidilla espagnole. Les longs chants solitaires ou dialogués, telle la payada, sont accompagnés à la guitare sur des accords venus du Vieux-Continent.

Les danses de salon

Chez les estancieros fraîchement débarqués d’Europe, la nostalgie s’expri­mait de différentes manières. Ils tâchaient de conserver leur langue, certaines de leurs traditions, apportaient leurs danses et s’efforçaient de se tenir au cou­rant des nouvelles modes européennes, modes qui leur parvenaient avec des mois, des années de retard, et avec de notables modifications, ces musiques nouvelles étant généralement transmises de manière orale par des voyageurs plus ou moins musiciens, qui eux-mêmes les avaient entendues en des lieux où le solfège n’était pas toujours la «bible» des interprètes.

Deux musiciens brésiliens, Barbosa Lessa et Paixào Côrtes, ont bien montré le mécanisme de ce voyage musical (Danças e andanças). Les danses de l’aristocratie espagnole ou portugaise arrivaient jusque dans les premières cités portuaires du Rio Grande do Sul, de la Banda Oriental (Uruguay) ou du Rio de la Plata. Là, elles restaient quelque temps l’apanage des aristocra­ties locales, jusqu’à ce que mode passe. Elles gagnaient alors, par une servante, un fermier, un valet occupés dans ces grandes familles le quartier populaire où cette servante, ce fermier, ce valet avaient famille. Déjà, la danse s’était modifiée, adaptée peu à peu au caractère populaire, à l’esprit du moment, aux tabous et interdits. Puis, un jour, un gaucho ou un estanciero venait à la ville en quête de matériel. Il passait une soirée chez son ami fermier, assistait à une fête, apprenait rythme et musique, les ramenait tant bien que mal jusqu’à son estancia, insistant à son tour sur ses goûts et préférences. On dansait la nou­velle danse lors des fêtes annuelles de l’estancia, d’autres paysans y étaient invités. Rentrés chez eux, ils initiaient leur entourage. Il fallait parfois à une danse plus d’une génération pour aller de Madrid jusqu’à l’estancia perdue dans la plaine. Certaines danses ne sont même jamais parvenues dans telle ou telle région, ce qui explique les différences entre provinces, mais celles qui y sont parvenues se sont solidement implantées. On les joue, on les danse encore comme au premier jour, alors qu’elles ont disparu, pour la plupart, des traditions européennes.

La danse populaire

Il serait vain d’établir une nomenclature des danses champêtres du Chili, d’Argentine, d’Uruguay, du Brésil du Sud. Mieux vaut donner quelques exemples de danses pratiquées en groupes de plusieurs couples, d’un seul couple, d’un danseur seul. La media cana, par exemple, se danse à trois cou­ples. Les danseurs commencent par se faire face, hommes d’un côté de la piste, femmes de l’autre, ils esquissent un tour sur eux-mêmes, reviennent à la posi­tion de départ, se balancent dans le rythme, font quatre pas en avant, quatre pas en arrière, se prennent par le bras pour entamer une ronde avant de frap­per des talons à la manière andalouse et de terminer en ligne pour un salut groupé s’incurvant en arc de cercle. Los aurores, la huella, el prado font appel à deux couples, hommes et femmes disposés aux quatre coins d’un carré, une femme, un homme. Traversée de la piste, demi-tour, zapateada (martèlement des pieds), salut sont, là aussi, le lot des danseurs, qui jamais ne s’enlacent.

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La chacarera, el gato, el bailecito, el escondido, el triunfo, la firmeza, la zamba se dansent à deux, comme aussi la cueca. Là encore, les couples restent à distance, même si, lors de demi-tours et d’attaques, les corps se frôlent en autant de provocations, même si les regards sont de feu, les gestes lascifs.

El malambo, enfin, est dansé par un homme seul. Le danseur vient sur la piste pour cette seule occasion, à moins qu’il n’interrompe une série de gatos ou de cuecas avec sa partenaire, qui reste sur le bord de la piste le temps du malambo. Au rythme toujours plus rapide d’un bombo, le danseur entame une zapateada puis, jouant tour à tour de la pointe du pied, du talon et des éperons, il se livre à d’époustouflants entrechats, dont ses pieds sont les partenaires endiablés. Les plus habiles – comme le gaucho Molina à Salta – ajoutent à cette démonstration l’éclair de leur facôn, dont la lame va frapper les éperons par un jeu de main qui semble se glisser dans les rares temps et espaces laissés vacants par le moulinet des jambes.

Remedio et Zamba

Sans doute, ces danses traditionnelles auraient-elles disparu si l’implantation humaine dans la pampa ou les contreforts des Andes n’était pas si lâche, si dispersée, et si les mass media avaient réussi à supplanter la culture populaire. D’ailleurs, dans les grandes villes, cette disparition est effective depuis fort longtemps, et les seuls danseurs dignes de ce nom sont souvent des profession­nels montrant leur art, contre monnaie sonnante et trébuchante, à un public incapable d’esquisser un seul pas. Dans le Rio Grande do Sul, plus peuplé que les pampas argentines, la musique traditionnelle avait complètement disparu, écrasée par la samba (celle du Brésil, différente de la zamba gaucha). Barbosa Lessa et Paixâo Cortes, après des années de recherches, ont réussi à recréer cette musique, l’ont présentée au Club 35 de traditions gauchos ouvert pour l’occasion, l’ont même promenée à travers les campagnes des environs de Porto Alegre au point que, suivant leur exemple, de nombreux groupes locaux ont redécouvert danses et mélodies. Mais ce n’est sans doute là qu’une survi­vance, la pression sociale brésilienne imposant un mode de vie à l’américaine qui étouffe les manifestations gratuites de la culture au profit de productions commerciales largement diffusées par la radio et la télévision. Seules les ré­gions reculées d’Argentine, d’Uruguay et du Chili parviennent à conserver leur folklore, surtout lorsque le culte de la tradition (comme dans la région de Salta) encourage les créateurs et interprètes de cette forme de musique et de danse.