Zorba et Alexandre

Il a la gueule de Zorba le Grec. Le cheveu ébène mâtiné de quelques reflets de sel, les boucles en bataille. Une barbe d’une bonne semaine envahit le creux arrogant de ses joues. L’oeil est fin, en amande, à  peine ouvert mais la pupille est brillante, lumineuse même, et ressort d’autant plus que les cernes d’une nuit mal révolue mettent mieux en valeur le blanc provoquant qui les entoure. Le nez est droit, dur à  l’échancrure des paupières, plus souple au-dessus des narines ovales où guettent  quelques  poils incongrus.

Sa tenue est celle du bon goût négligé. Très négligé. Pantalon de velours à  côtes fines et brunes, veste de tweed entre le gris et le vert bouteille. La chemise est blanche, ou l’a été. Pas de  cravate mais  u n foulard de soie qui s’insinue entre l’encolure et la base des cheveux, masquant à  l’avant une pomme d’Adam proéminente et volontaire à  la pointe de laquelle flottent des poils plus longs, plus rebelles encore que ceux de la barbe. Ils ont échappé, non au rasage de la semaine dernière, mais à une bonne demi-douzaine de rasages successifs.

Les chaussures laquées de noir n’auront bientôt plus de semelle et le bas du pantalon s’effiloche. Cet abandon   passe presque inaperçu. A cause de la pochette, immaculée, qui orne la veste. A cause, surtout, du sourire. Toutes les dents y sont et, si elles ne regardent pas chaque matin passer la brosse comme le font les vaches pour le train, du moins étincellent-elles de vie. Elles doivent savoir croquer, mordre, titiller. Mentir aussi, sans doute, avec la complicité des yeux et l’aval hautain des pommettes.

– M’accorderez-vous le privilège de vous aider ?

Tels furent ses premiers mots. Je ne l’avais pas vu, assis dans une encoignure de ce café grouillant, à   la terrasse duquel une brochette de vieux, accoudés à   des tables minuscules, aspiraient patiemment la fumée suave, mielleuse, envoûtante, d’un narguilé collectif .

« Le privilège de vous aider » Tout cela est dit dans un français presque totalement exempt d’accent. Surprenant, dans cette bourgade de Moyenne-Egypte, poussiéreuse, écrasée de poussière et de pauvreté, où les  seuls taxis sont des fiacres noirs, grinçants, éculés, cahotants, tirés par quelque gavagne boiteuse, essoufflée, agonisante, ahanant sous le fouet répété, presque rituel, d’un cocher sans âge.

Fiacres rescapés d’une autre époque, celle de la présence anglaise. Ils étaient alors, bien sûr,  réservés aux occupants en gants blancs, casque colonial et uniforme strict, portant à   la main l’inévitable stick, bâton d’ébène, sceptre de leur pouvoir. A ces quelques anglais en poste ici, oubliant l’éloignement et la touffeur à   grandes rasades de whisky tiède, et aux rares privilégiés autorisés à  prendre place à  leurs côtés

Nicolas, alors, n’était pas de ceux-là. D’ailleurs, il était gamin et même la fortune de son père n’avait à  ouvrir ni la porte des colons britanniques ni surtout celle des nantis du cru, coptes égyptiens qui méprisaient souverainement la famille de Nicolas, laquelle le leur rendait bien.

C’est que Nicolas est grec. Comme Zorba. Et que la civilisation grecque a donné naissance à la démocratie. Ça, il ne l’a jamais oublié et, malgré sa richesse d’un temps aujourd’hui révolu, il n’a jamais frayé, ni avec des envahisseurs galonnés, ni avec des potentats colonisés, serviles à  1 ‘endroit de leurs maîtres du moment et intraitables avec les quasi-esclaves de leur maison.

D’ailleurs, tout cela n’intéresse pas Zorba, pardon, Nicolas. Je l’ai compris lorsque, après m’avoir aidé à  faire l’emplette de quelques galettes de pain baladi et d’une ou deux sucreries, il m’a emmené dans son antre.

Juste en face du café-boulangerie, sous le regard indifférent des fumeurs de narguilé, nous avons poussé une lourde porte de bois qui avait dû être belle avant les injures du temps, des gosses, des charrettes et de la saleté. Nous avons gravi, sans hâte, les escaliers crasseux, balayés de courants d’air à  vous glacer les vertèbres, menant au petit logem ent de Nicolas. Deux pièces sombres, fraîches, encombrées d’un désordre

indescriptible. Deux ou trois assiettes sales posées les unes sur les autres, à même le sol. Une petite table croulant sous les livres, les revues et les feuilles manuscrites. Nicolas s’y est assis et m’a invité à approcher le seul autre meuble de la pièce, un fauteuil à  la toile complètement usée.

Je me suis installé et nous avons commencé à parler. Enfin, Nicolas a commencé à   parler. Passionnant. Cet homme est une encyclopédie, une mémoire cosmique. Il sait tout. Il connaît le plus petit sentier d’Europe sans y avoir jamais mis les pieds, peut vous dire à  l’instant qui a peint le  chemin de croix de la plus modeste église d’Italie et, surtout, rien de la Grèce antique, ni de l’Egypte ancienne, ne lui est étranger. Où a-t-il appris ? Partout. Nulle part. Il a passé plusieurs mois avec les moines reclus au coeur du Sinaï, reçoit chez lui les rares lettrés de passage, correspond avec des érudits d’Europe, d’Amérique ou d’Asie. Parfois, il prend le train de nuit qui, suivant le Nil, l’amène dans une touffeur fétide jusqu’au Caire.

Là, il connaît comme sa chambre toutes les pièces du Musée où les momies, les trésors et les stèles bardées d’hiéroglyphes semblent lui faire des signes, comme les statues du jardin extraordinaire de Trénet. Il va piocher dans les récentes publications de l ?institut français d’archéologie orientale, dont il a connu tous les patrons successifs. Puis, après quelques jours passés au Caire, i1 rentre à   Minieh, par le train de jour, re1ève son courrier, consigne quelques notes, va faire une partie de dominos à  la terrasse de Solon, l’autre Grec de la ville, puis disparaît à  nouveau. Il a  déjà embarqué sur une des felouques, barcasses dont les voiles, galbées et chatoyantes, donnent au Nil, à l’heure du couchant, l’aspect irréel d’invraisemblables  ombres chinoises. Il s’est fait déposer sur la rive droite, celle où ne passent ni  l’unique route, ni  la voie ferrée, et qui  est, de ce fait, quasi-déserte. Il s’engage, seul, à  pied, dans la caillasse qui préfigure  les premiers reliefs. Il n’emporte qu’un stylo, un gros carnet bourré de renseignements, de croquis, d’esquisses, une pioche à   manche court et un petit pinceau aux soies souples, comme on en emploie pour beurrer les pâtisseries. Quand rentrera-t-il ? Il ne sait pas lui-même. Combien passera-t-il de nuits à  la belle étoile ? Il n’en a aucune idée.

Quand je dis qu’il est seul, ce n’est pas tout-à-fait vrai. Son compagnon d’aventure se prénomme Alexandre. Il a  2312 ans. Oui, oui, 2312.  Alexandre. Alexandre III, dit Alexandre le Grand: Roi de Macédoine, né en 356 à  Pella, mort en 323 à   Babylone. Fils de Philippe et d’Olympias, il fut l’élève d’Aristote. Roi à  l’âge de 20 ans, il se fit nommer chef de la confédération hellénique par le congrès de Corynthe. Après avoir occupé les villes côtières d’Asie mineure, il fit halte à  Gordion où il trancha le fameux noeud gordien, acte qui lui promettait l’empire d’Asie. Ensuite, toutes les villes qui succombèrent à ses assauts prirent le nom d’Alexandrie. En Egypte comme ailleurs. Il mourut enfin à Babylone, à   l’âge de 33 ans.

Babylone. Les ruines en ont été retrouvées à   160 kilomètres de Bagdad, au siècle dernier. Mais Nicolas est certain que le vrai tombeau d’Alexandre le Grand n’est pas à  Babylone. Alors où ? Nicolas est certain d’avoir identifié le lieu, grâce au décryptage de signes étranges sur des stèles jusque-là inconnues . Mais où, plus précisément ?

Il ne le dira pas. A personne. Jamais. Ou alors lorsqu’il l’aura trouvé, ce fabuleux tombeau. Quand ? Demain peut-être. Ou après-demain. Nicolas a l’éternité pour lui. Comme Alexandre. Comme les sages. Comme les fous.

– M’accorderez-vous le privilège de vous aider ?